Représenter la cruauté la plus pure, car la plus gratuite, voilà ce qu'est parvenu à faire Haneke. Ici, les tortionnaires sont blancs comme linge, au propre comme au figuré, ils ne pensent qu'à s'amuser. Et c'est ce qui fait de ce thriller un moment d'une intensité folle. Aucun ressort psychologique à ces sévices : ni l'argent, ni le viol, ni la vengeance, ni le ressentiment social... Non : juste "le fun". Haneke a pensé ses "méchants" (qui évoquent par moments Orange Mécanique) comme ces duos de clowns qu'on voit au cirque, le clown blanc tout en longueur et l'Auguste, plus rondelet, dont on se moque. Ils se nomment tour à tour Pierre et Paul, les deux plus grands apôtres du christianisme, Tom et Jerry, Bouboule... Haneke leur a demandé de jouer une comédie, alors que la famille devait, elle, jouer un drame. Première grande idée.
La deuxième grande idée est d'impliquer le spectateur, Paul s'adressant à plusieurs reprises à la caméra, nous prenant à partie. De même que les deux tortionnaires jouent avec la famille, de même Haneke joue avec nous. Ce procédé atteint son paroxysme avec la fameuse scène du rewind. On est soulagés qu'une issue s'offre enfin à Anna (lors de la projection cannoise, certains spectateurs ont applaudi !). Immédiatement, Haneke nous reprend ce qu'il vient de nous donner, en proposant une autre fin. Il y a aussi les moments où Paul nous prend à partie, à commencer par un clin d'œil qu'on remarque à peine. Lorsque Georg dit : ça suffit... finissons-en, tuez-nous, Paul se tourne vers nous et nous lance : "qu'en dites-vous ? Ça suffit où vous en voulez encore ?". L'effet est double : interroger notre voyeurisme par rapport à la violence (Haneke dit d'ailleurs ne pas comprendre les gens qui se scandalisent de son film mais qui sont restés jusqu'au bout), et nous rappeler que ce n'est qu'un film, c'est-à-dire un dispositif. Certains se rebellent devant la perversité du procédé. Je suis pour ma part beau joueur : oui, j'étais incapable d'arrêter le film, et certainement il touche à ce qui n'est pas le plus admirable dans la nature humaine. Mieux vaut en prendre conscience, car "qui fait l'ange fait la bête"...
Voilà pour le fond. Pour la forme, eh bien c'est admirablement réalisé. Haneke s'affirme ici comme un maître du suspens. Voir par exemple, la scène magnifique où Anna porte Georg sur ses épaules, se dirigeant vers les escaliers. Le cadrage est parfait pour nous faire redouter la présence du duo en haut des marches. Ou encore la scène des œufs, où l'on s'attend à tout moment à ce que Peter agresse Anna, lorsqu'il se rapproche d'elle avec son air ingénu.
Haneke distille aussi les indices tout au long de son film : les gants blancs (premier objet effrayant), un couteau dans le bateau, un chien qui aboie, un voisin étrangement froid, une balle de golf... jouant ainsi avec nos nerfs pendant 1h30, dès que le drame s'enclenche. J'étais tétanisé. Ai-je pris du plaisir ? Sans doute pas (d'où ce simple 8, car j'aurais envie de monter à 9). Ce qui ne m'empêche pas de célébrer là un grand film, le meilleur selon moi, et de loin, d'Haneke.
Citons aussi l'idée du long plan fixe dans la salle de séjour (magnifique tableau, soit dit en passant, pour une réalité abominable) lorsque le duo est parti. Comment mieux exprimer l'hébètement d'Anna qui vient de voir son fils canardé ? L'idée de la course automobile à la télé aussi est excellente, et le premier mouvement d'Anna est d'aller éteindre ce son insupportable. Le cri de Georg, un peu plus tard, est poignant également.
Un mot d'ailleurs sur le son : pas de musique pour faire monter la tension, Haneke se refuse cette facilité - tout comme les effusions de sang, le film n'a rien de gore. La musique classique, pour exprimer la quiétude de cette petite famille et son statut social ; et un rock-punk violent pour la terreur, c'est tout. L'opposition est annoncée dès le générique. Haneke ne s'appuie pour mettre le spectateur sous pression que sur les situations, leur cadrage, et sur ses acteurs, tous absolument formidables - ce qui ne me donne guère envie de voir le remake US (apparemment le seul remake "plan par plan" de l'histoire du cinéma !).
Dans le même souci d'épure, en bon disciple d'Hitchcock, Haneke suggère l'horreur plus qu'il ne la montre. On ne voit ni la mort du chien, ni le coup de club sur la jambe de Georg, ni le corps de Sissi (seulement son petit pied), ni Schorschi tué d'un coup de fusil, ni Georg torturé au couteau puis abattu. Seule la mort d'Anna est montrée (et encore : certains réalisateurs l'auraient filmée se débattant sous l'eau). Cette dernière parachève le propos du film : Paul la pousse dans l'eau négligemment, d'une façon absolument anodine, puis se remet à plaisanter avec son comparse.
Ce contraste entre la légèreté qui habite les tueurs et l'horreur que vit la famille, voilà ce qui fait de ce bien nommé Funny Games un éprouvant mais grand moment de cinéma. Et d'autant plus angoissant qu'il montre une situation réelle : ce type de malades existe, c'est d'ailleurs devant ces crimes sans raison, de pure cruauté, qu'Haneke a eu envie d'aborder ce sujet.
Un cauchemar dont on se remet à grand peine, et qui incite à vérifier que sa porte est bien verrouillée...