Premier film américain de Fritz Lang, Fury n’en est pas pour autant un coup d’essai : c’est très clairement un chef d’œuvre.


Au sein d’une Amérique présentée en ses débuts comme LA terre des opportunités, la destinée de Joe, travailleur acharné séparé de celle qu’il aime avant de pouvoir la rejoindre et fonder le home sweet home tant attendu se voit chamboulée par un malentendu judiciaire principalement fondé autour de… peanuts. Tout est dit, et de ce pitch presque kafkaïen découlera une vision glaciale de la société, de son rapport à la justice, de l’hystérie collective et d’un thème structurant chez le réalisateur, la vengeance.


Avec quelques réminiscences de sa période expressionniste, Lang filme les visages et la propagation de la rumeur, la jouissance perverse des foules en mal de haine et de divertissement, pour qui un lynchage représente l’occasion unique d’exorciser ses pulsions.


Fury est un film d’une densité rare, où le début lorgne du côté de Capra tandis que le basculement nous dirige vers une atmosphère de western, entre Rio Bravo et Assaut, la population se déchainant sur le présumé coupable. Avec un sens incisif, Lang multiplie les angles de vue sur ce point central : celui du prévenu, de la police qui le protège, des instances politiques qui font plus de cas de l’électorat que de la vérité, de la foule qui dirige sur lui sa haine et de sa dulcinée qui le rejoint. Cette convergence des regards, cette apogée de violence et de furie sera le point culminant sur lequel devra revenir avec calme la deuxième moitié du récit, son versant judiciaire. Procès des instigateurs du lynchage, il oppose avec une efficacité rare passion et raison, mensonges et enquête, démonstration de force de l’avocat qui organise le mensonge de tous ceux qu’il interroge pour révéler l’étendue du mal.


S’il semblait fustiger dans un premier temps le rôle de la presse qui filme en direct le lynchage, Lang opère un renversement riche de sens : c’est par les images filmées que la vérité éclatera, que les prévenus verront sur grand écran l’éclat de leur haine incontrôlée. Mais là encore, la victoire est précaire, parce qu’elle s’organise autour d’une passion nouvelle, celle de la vengeance aveugle de la victime qui se prétend morte pour faire payer à ceux qui ont brisé sa vie.
Voilà la grandeur du film : cette capacité à perdre le fil, à dénoncer les travers d’un camp pour mieux les retrouver chez l’adversaire, à faire de la victime un bourreau potentiel, à donner au spectateur les gages d’une vérité pour mieux instiller par la suite le malaise de se voir soi-même épris de haine et dénué de cette raison impartiale dont la justice doit faire preuve. Joe devient spectateur lui-même, d’abord rivé aux actualités filmée qui passent en boucle sa mort, puis à la radio qui transmets le procès de ses « meurtriers », reclus dans une chambre où son unique compagne est la haine.
Les grands films judiciaires, à l’instar de 12 hommes en colère, établissent cette rupture fondamentale entre les pulsions humaines et l’élévation nécessaire pour atteindre la justice. C’est là la brillante démonstration de Fury un immense récit sur la bêtise humaine, écho évident de ce que quitte Lang en changeant de continent, (l’incendie du commissariat renvoyant notamment aux autodafés) et la grandeur qu’elle suppose pour qu’on puisse la juger sans être contaminé par elle.

Sergent_Pepper
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le 11 sept. 2015

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