Je le confesse, j'aime Michael Haneke. Du genre, d'amour vrai. Sa surexposition cannoise aura à peine entamé notre idylle, lui que je considère à vrai dire comme l'un des rares cinéastes contemporains à n'avoir pas volé un tel battage médiatique, lui que je retiendrai peut-être comme le plus grand réalisateur de son temps, qui m'aura procuré des émotions d'une intensité et d'un viscéral que je n'aurai retrouvé chez aucun autre, qui m'aura fait réfléchir sur la nature humaine, sur la mort, sur l'amour, sur la violence, sur la famille, sur la plus intime psyché des hommes et des femmes, sur leur solitude et leur infinie détresse, sur les secrets inavouables et les espoirs les plus tus, en définitive sur l'impitoyable richesse de la vie – sur la richesse du cinéma aussi, la façon dont il peut faire passer les idées parmi les plus dures avec distance, sobriété et, disons-le, une forme de sombre magie. Indissociable d'une certaine imagerie teutonne d'Epinal de la rigueur et de l'exigence, Haneke a revêtu, au fil d'une carrière foisonnante, les habits d'historien et de journaliste, ceux de chirurgien et de psychologue, ceux encore de punk et de père, à travers une filmographie d'apparence contradictoire, qui dénonce sans réellement condamner les penchants humains pour la violence (Funny Games), la norme (Le Septième Continent), l'aliénation par les médias (Benny's Video), la souffrance (La Pianiste), la morale (Le Ruban blanc), l'égoïsme et le racisme (Caché), mais aussi défend leurs revers que sont le sentiment de culpabilité, l'amour, le courage et une certaine forme d'obstination à lutter contre une nature profonde qui n'est jamais foncièrement mauvaise. Derrière une apparente dureté de façade, Haneke s'attaque à tous les maux sous un angle à la fois très sévère et très humaniste, habité depuis toujours par ce besoin de faire des films secs, violents, qui, paradoxalement, finissent toujours par appeler à un certain apaisement des consciences.


Et puis, dans le paysage du film d'auteur européen, Haneke a pour lui un atout majeur : une exceptionnelle rigueur technique. Le mot revient, indissociable de l'homme : dans l'image, dans le son, dans le montage, Haneke est un cinéaste de la rigueur. De l'exigence. Quand la plupart de la concurrence (notamment cannoise) aborde des thèmes parfois similaires avec une certaine nonchalance dans l'emballage (certes souvent expliquée par des moyens plus réduits), l'Autrichien ne laisse pas passer la moindre imperfection, le plus petit détail qui ferait tache. Et Happy End, comme ses précédents films, est déjà d'un niveau technique inattaquable, avec une maîtrise absolue de l'image, du son et du montage, nets, sans bavure, flattant les yeux et les oreilles, les neurones même, avec ces mouvements de caméra parcimonieusement distribués, qui semblent toujours avoir un sens précis. C'est rèche et sec, mais c'est si perfectionné qu'encore une fois, je suis resté K.O. devant la maîtrise formelle du cinéaste, qui semble raffiner son art film après film. Mais peut-être qu'après tout, il fallait bien ça pour faire passer la pilule cette année. Fait exceptionnel, Happy End est reparti bredouille de Cannes : ça arrive rarement au cinéaste, qui se débrouille au moins pour être nominé dans quelques catégories. Ici, rien, nada, que pouic. Le film aura traversé le festival en fantôme, ne laissant derrière lui que l'arrière-goût d'un drame suiveur, gentillet, inoffensif. Après deux Palmes d'or consécutives, le camouflet peut paraître violent ; et il faut dire, en effet, que le dernier Haneke a dû en laisser pas mal sur le carreau, au point d'être écarté de la compétition.


Happy End ne ment pas sur son titre, et en cela c'est une première. Haneke, lui d'habitude si dur et impitoyable, a choisi pour son nouveau film de lever la pédale sur la noirceur, d'injecter ici et là des touches d'humour, des références pleines de douce ironie à sa propre carrière, jusqu'à un final surprenant, bien loin de la dureté qu'on lui connaît. On avait certes déjà vu venir la chose avec Amour, qui montrait, lui aussi déjà par son simple titre, les premiers symptômes d'un optimisme presque suspect ; sauf que ce serait mentir que d'affirmer que Haneke est un indécrottable pessimiste – ceux qui en sont persuadés n'ont même peut-être pas bien compris son oeuvre, souvent construite sur l'éternelle possibilité de l'amendement (même si on ne pourra pas nier, du coup, sa tendance à un certain moralisme). Le film ressemble en fait à une grande rétrospective du cinéma de son réalisateur, bourrée de références à ses anciens films, habitée par des thématiques qu'on a toutes rencontrées, isolément ou non, dans sa filmographie passée : chronique de la bourgeoisie mourant sous le poids des conventions, chronique du mal-être familial, de l'incommunicabilité entre les générations, de la déshumanisation d'un monde esclave des technologies, tout y passe dans Happy End, qui par ses allures de compilation renvoie de toute manière à l'aspect festif promis par le titre. Alors, bien sûr, Haneke s'est déjà livré à un tel procédé : Le Ruban blanc, sorte de best-of plus noir que noir, faisait déjà l'inventaire de ses obsessions les plus typiques. Mais en retrouvant le présent, la couleur et le cadre urbain francophone déjà chéris dans Caché et La Pianiste, le cinéaste retrouve en même temps tout son style, sa violence percutante et son génie oppressant dans la mise en scène, que le Ruban blanc ne parvenait justement pas vraiment à capter, lui qui était engoncé dans le paraître un peu artificiel d'un film d'époque en noir et blanc.


Avec Happy End donc, Haneke est de retour à la vie. Caméra mobile et précise à courte focale, dialogues impeccables et coupants comme une lame, le film retrouve bien l'énergie de Caché, avec lequel il partage le plus de points communs : l'incompréhension entre les jeunes et les vieux, l'irresponsabilité des adultes face au courage des enfants, la laideur d'un univers bourgeois ultra-normé et lourd de sombres secrets face à l'innocence d'une gamine de 13 ans qui n'a rien demandé à personne et découvre malgré elle le côté sombre de l'âge adulte. Fantine Harduin est la version encore plus jeune des lycéens de Caché (qu'on devinait, au générique de fin, ourdir un complot pour corriger leurs aînés) : elle traverse tout le film comme un ange, un ange dont les adultes autour d'elle salissent peu à peu l'innocence et l'espoir. D'une certaine manière, le film est extrêmement sombre et sans appel dans la vision qu'il a de la croissance d'une enfant. Mais Haneke exerce un humour ironique qui désamorce parfois l'aspect tragique, notamment à travers le personnage de Jean-Louis Trintignant, qui fait le lien avec le film Amour et dont le rôle sera prépondérant tout au long du film. A travers le vieillard, on sent en fait bien que c'est Haneke qui s'incarne, et à travers ses répliques coupantes et parfois sinistrement drôles on a l'impression de lire la leçon de vie d'un cinéaste qui, pour la première fois de façon aussi explicite, livre crûment et avec un petit rire sournois ses pensées les plus intimes. Tant et si bien que le film retrouve l'aspect théorique foisonnant de ses prédécesseurs, en jonglant habilement avec l'auto-référence – et, pour la première fois, une forme aiguë d'auto-dérision qui donne à certaines scènes tragiques une teinte nettement comique.


Toute la question devient : Haneke est-il doué pour faire rire ? La réponse est pas vraiment, en tous cas pour l'instant. Mais même si plusieurs scènes, notamment sur la fin, tombent complètement à l'eau (sans mauvais jeu de mots), je n'arrive pas à réellement en vouloir au cinéaste de s'être essayé à ce changement partiel de registre. Happy End possède de façon si manifeste les caractéristiques d'une rétrospective (omniprésence des clins d’œil, recoupement des thématiques, multiplicité des personnages secondaires pour autant de tonalités de l'histoire) qu'on a presque parfois du mal à le prendre pour un film "uni", à l'inverse de ses prédécesseurs qui revendiquaient une cohérence sans appel. De plus, tout en s'autorisant une légère sortie de route, le cinéaste a plus que jamais bossé la forme, avec une mise en scène inattaquable, dont la pureté est d'autant plus impressionnante qu'il multiplie les décors et les sous-intrigues. Dans son style cassant et autoritaire que l'on connaît désormais bien, Haneke est toujours extrêmement doué pour entretenir une certaine tension, faire peser la menace d'un dérapage ou d'un drame à tout instant, au point qu'on passe les deux tiers du film à redouter que quelque chose de très grave survienne. En un sens, c'est le cas : le scénario tisse la toile d'une tragédie moderne, et Haneke n'a pas son pareil pour faire ressortir de ses acteurs le chagrin et la douleur. C'est juste qu'ici, ces sentiments sont beaucoup plus intériorisés, souvent retenus avec une dignité sublime par une jeune première éblouissante, parfois aussi au point de resurgir en un humour noir tordu et malaisé qui donne à ce film une grande partie de sa singularité. Malgré ses scories, on peut être certain que Happy End livrera plus tard des clés pour mieux comprendre l'oeuvre d'un cinéaste unique.

boulingrin87
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 28 mai 2017

Critique lue 753 fois

8 j'aime

boulingrin87

Écrit par

Critique lue 753 fois

8

D'autres avis sur Happy End

Happy End
Moizi
8

Amour 2, le retour

J'adore le cinéma d'Haneke mais je n'avais pas pu voir ce film à sa sortie et les mauvais retours ne m'avaient pas fait me précipiter dessus à sa sortie en DVD. Sauf qu'en réalité c'est très bon et...

le 13 mai 2018

18 j'aime

Happy End
mymp
4

Violence des échanges en milieu calfeutré

Une famille de bourgeois (ici à Calais) sous le scalpel de Michael Haneke : programme archiconnu (Le septième continent, Funny games, Caché…) et a priori alléchant qui, très vite, va néanmoins se...

Par

le 27 sept. 2017

18 j'aime

Happy End
Cinephile-doux
7

Poissons en eaux troubles

Happy End a été fraîchement accueilli à Cannes. Haneke ne peut tout de même pas remporter une Palme d'Or à chaque fois qu'il concourt. Le film a tout pour déplaire à ceux qui n'aiment pas...

le 1 juil. 2017

16 j'aime

Du même critique

The Lost City of Z
boulingrin87
3

L'enfer verdâtre

La jungle, c’est cool. James Gray, c’est cool. Les deux ensemble, ça ne peut être que génial. Voilà ce qui m’a fait entrer dans la salle, tout assuré que j’étais de me prendre la claque réglementaire...

le 17 mars 2017

80 j'aime

15

Au poste !
boulingrin87
6

Comique d'exaspération

Le 8 décembre 2011, Monsieur Fraize se faisait virer de l'émission "On ne demande qu'à en rire" à laquelle il participait pour la dixième fois. Un événement de sinistre mémoire, lors duquel Ruquier,...

le 5 juil. 2018

77 j'aime

3

The Witcher 3: Wild Hunt
boulingrin87
5

Aucune raison

J'ai toujours eu un énorme problème avec la saga The Witcher, une relation d'amour/haine qui ne s'est jamais démentie. D'un côté, en tant que joueur PC, je reste un fervent défenseur de CD Projekt...

le 14 sept. 2015

72 j'aime

31