Névrose dérangeante VS fantôme qui fait "boo"

Vous l'aurez compris à travers mon titre, ce film a le cul entre deux chaises mais ils n'en reste pas moins très intéressant, justement parce qu'il est paradoxal.


A travers son histoire, on sent que le réalisateur Ari Aster est habité par son sujet. Il cherche à nous faire part de ses névroses existentielles, du deuil et de la culpabilité qu'il a pu vivre, nous raconter un conflit au sein d'une famille qui ne s'écoute et ne se comprend pas. Son expérience et ses intentions sont distillées grâce à une mise en scène et à une direction cohérentes qui placent les personnages dans des décors, des cadres qui les cadenassent autant physiquement que psychologiquement, et ce, dès le premier plan du film. L'héritage laissé après la mort de la matriarche, plus moral et spirituel que matériel, plus douloureux que triste pour certains membres de la famille, surtout pour sa fille Annie Graham, remplit cette grande demeure d'obscurités, de zones d'ombres. Les personnages sont des poupées, des figures aux caractères immuables, articulées dans un décor presque inhabité. Chacun campe sur ses positions, entérine sa propre réalité tout en déniant la voir, reportant ses responsabilités sur l'autre, jusqu'à finir par faire implosé la famille tout entière. Et encore une fois, la réalisation d'Aster participe et renforce parfaitement ce sentiment qu'on a affaire à des marionnettes manipulées dans une petite maison en bois. Le large cadrage, fixe et à niveau, permet de montrer plusieurs personnages dans une échelle constante. La profondeur de champ ne les met pas en relief l'un par rapport à l'autre, ils sont tous à égalité face à ce hors-champ qui les domine et cela provoque évidemment une distanciation chez le spectateur. Peut-être un peu trop lorsque le réalisateur illustre, sans sous-texte, cet aspect "jeu de miniatures" à travers celles fabriquées par le personnage d'Annie, dont c'est le métier ; ou encore avec le plan d'ouverture du film, très beau mais beaucoup trop explicite. Ainsi, bien que l'on soit troublé par ce que subit cette famille, on les observe quand même dans une section de leur espace de vie...
Mais, attendez ?! vous allez me dire. Depuis tout à l'heure, absolument aucun aspect fantastique ou horrifique n'a été avancé, ni même les mots "spiritisme" ou "surnaturel". On parle bien du "film d'horreur le plus fou de ces dix dernières années", "l'exorciste de cette génération", comme l'indiquent ces accroches élogieuses sur l'affiche ? Et bien non, car elles sont galvaudées ou n'ont absolument rien à voir avec ce que propose le métrage.


Ce qui est intéressant dans la démarche du réalisateur et j'arrive à la deuxième partie de la critique, est qu'il rapproche ce côté drame existentiel aux personnages névrosés avec celui fantastique/épouvante/horreur si bien annoncé dans la presse. Ces deux "registres" (on parle presque d'un auteur) se mélangent très bien dans la première moitié du film. Les personnages vivent un deuil. Leurs émotions et leurs sentiments, que ce soit de la colère, de la tristesse, de la culpabilité, du désespoir, jouent sur leur psychologie, biaisent leur perception de la réalité. Cela permet ainsi l'introduction progressive d'éléments, de visions ou d'actes surnaturels. Apparaît ici le personnage de la petite fille Charlie, qui a un comportement plus qu'étrange. Est-elle sous le choc et n'arrive pas à réaliser la disparition de sa grand-mère ? Est-ce une déficiente mentale ou est-elle carrément possédée par l'esprit de cette dernière ? Car oui, on sait, au tout début du film, que la matriarche participait à des séances de spiritisme à la fin de sa vie et aussi que Charlie était sa petite fille préférée. Mais le film ne s'arrête pas uniquement sur la question de croire ou non en l'existence de forces surnaturelles. Il va plus loin en rapprochant ces questionnements à ceux sur l'expérience du deuil, la névrose et la culpabilité qui s’ensuivent, exposée en première partie. Et c'est là que cette subtile alliance opère. La réalisation austère et empathique qui s'appliquait au premier registre permet aussi mettre en avant les éléments fantastiques. Ils sont montrés crûment, sans d'artifices, sauf peut-être avec une musique oppressante qui surligne un peu trop ce que l'on doit voir. On ne sait s'il faut les refuser ou les accepter. Comme les personnages, sous l'emprise à la fois de leurs sentiments face à la mort et de cette force occulte exercée par le spectre de la grand-mère, nous sommes manipulés parce que l'on sent ou ressent. Les changements d'humeur des personnages, surtout de celui interprété par Toni Collette, sont comme des "jump scares" psychologiques.
Mais hélas, après une première partie qui nous tient véritablement en haleine et où le réalisateur compose habilement avec toutes ses intentions (même si elle contient quelques défauts plus de l'ordre de l'exécution), le retour du premier élément fantastique du scénario vient progressivement balayer l’ambiguïté de cette coexistence des genres. Il n'y a plus de doute à avoir, le scénario suit malheureusement cette logique et en pâti donc sur la mise en scène. Les effets horrifiques sont trop visibles et déjà usités, ils n'apportent rien. On voit presque tout venir. Les séances de spiritisme sont, certes bien filmées et tendues, mais déjà vues. La volonté de tout justifier, même jusqu'à la scène finale, résonne véritablement comme un désaveux du réalisateur et desserre son propos. Ces marionnettes ne sont plus soumises à cette menace fantomatique tragique et dévastatrice exercée par la grand-mère "morte-vivante" mais bien uniquement aux artifices, sans profondeur, du genre et à l’enchaînement cohérent et sage des scènes. Le rire nerveux provoqué par certains passages de la première partie, comme pour cacher quelque chose qu'on ne voudrait voir, c'est transformé en un rire complaisant de retrouver les codes du film d'épouvante.


Mais, on pardonne tant cette première partie nous surprend émotionnellement, nous baladant entre empathie et voyeurisme inconscient, sentiment de malaise et peur viscérale du surnaturel. La réalisation reste maîtrisée tout au long du métrage et les décors, la lumière, l'ambiance en adéquation avec ce qui est raconté et montré. L'interprétation des acteurs est parfaitement juste et cohérente, surtout grâce à la performance de Toni Collette et à l'incarnation détachée de la petite Milly Shapiro. Chaque caractère est développé, même pour le rôle du père, joué par Gabriel Byrne, que l'on pourrait penser transparent mais qui justement campe un position rationnelle, ignorant une autre réalité.
Enfin, bien qu'Ari Aster abandonne ce qui faisait son originalité au cour de son film, il n'en reste pas moins un réalisateur à suivre, d'autant que c'est son premier long métrage, car il possède un certain talent de metteur en scène rare en ces temps qui courent et surtout une réelle personnalité.

JulienMaire1
7
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le 10 juil. 2018

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