L’extrême originalité du film et sa force s’inscrivent dans une contradiction et dans un double paradoxe :


Hostiles n’est pas un western classique, « traditionnel », même s’il multiplie les références à l’histoire du western, même s’il en joue ;
Hostiles n’est pas davantage un western d’adieu au western, à la façon d’œuvres célèbres proposées par John Ford, Sergio Leone, Sam Peckinpah, Robert Altman même, qui avaient pu laisser croire, un temps, à une renaissance du western – alors même qu’elles en prononçaient l’éloge funèbre et flamboyant. En fait Hostiles ne devient un western d’adieu qu’à l’instant de l’épilogue, d’ailleurs très bref et (à nouveau) faussement classique, avec l’arrivée du train, du siècle et d’un ordre nouveau. Cette image du train, très classique (on peut évidemment songer aux enjeux d’Il était une fois dans l’Ouest, annoncés dès le magistral prologue, avec la saignée de la voie ferrée déchirant le désert), très symbolique de cette entrée de l’Ouest sauvage dans la « civilisation ». Mais en réalité cet ordre est déjà en place à l’instant où commence le film : les tribus indiennes sont parquées, les derniers outlaws dispersés, la conquête de l’Ouest achevée.


Dans ces conditions, le long parcours de Joseph Blocker / Christian Bale, traversant une dernière fois l’Ouest sauvage pour escorter un vieux chef indien malade (autrefois son pire ennemi) jusqu’à sa terre natale (sur une injonction très menaçante de l’Etat, au nom de la réconciliation nationale etc.), ce long voyage se révèle également très paradoxal. En fait Blocker part à rebours, non pour conquérir mais pour retourner à la source, à l’heure de la retraite, quand il devrait plutôt retourner à ses propres origines. Il part à rebours à travers un Ouest désormais conquis ; à rebours, comparaison absurde (ou pas) comme les deux bikers d’Easy rider qui remontaient la mythique route 66 – mais à l’envers. Ce retour aux sources, aux racines, qui sont d’abord celles du vieux chef indien, cette odyssée, est essentiellement un voyage dans le temps – vers le temps d’avant.


Le personnage du héros lui-même n’échappe pas à ces contradictions ; De façon évidente le film semble construit sur sa propre évolution (mais ce sera aussi celle de l’indien, et celle de la femme), évolution qui va se construire tout au long du récit, dans sa relation à l’autre, à l’indien, au retour sur la violence initiale, presque une épiphanie, comme une prise de conscience soudaine et lumineuse d’une autre réalité. Mais en réalité cette ambigüité essentielle était inscrite très en amont du film :



  • Joseph Blocker est d’abord un représentant « exemplaire » de l’ordre qui est en train de s’installer ; c’est un soldat, qui toujours obéit aux ordres, incarnation par excellence de cet ordre nouveau et garant de l’arrivée de la « civilisation ».

  • Mais il est aussi, surtout, d’abord (au sens le plus chronologique du terme) un membre de ce monde ancien où il possède tous ses repères, dans lequel il a construit toutes ses valeurs. De fait toute sa vie appartient d’abord à l’Ouest sauvage.


    Il est donc, malgré lui, double - et ce dès le début du film ; Et il n’est pas impossible que cet état initial joue un rôle essentiel dans sa « conversion » apparemment si brutale – qui tiendrait alors d’une prise de conscience de son propre état, liée à la découverte, à présent apaisée durant les temps de voyage, de contemplation, de permanence (par-delà tous les « accidents » belliqueux et plus que violents qui interrompent ponctuellement le parcours, comme une ligne régulièrement brisée, mais réparée) ; c’est cette prise de conscience qui conduit son évolution et le conduit à la rédemption.


    Et dans un tel contexte, l’épilogue peut aussi apparaître comme une réconciliation avec lui-même – même s’il ne semble pas forcément très à l’aise dans ses vêtements civils …


    Voyage dans le temps donc, vers les premiers temps dans des espaces presque vierges, apparemment déserts, immobiles ; mais voyage aussi dans un monde (presque) soumis où ne survivent que des séquelles des désordres anciens, des accidents résiduels, avec les rencontres plus que violentes qui vont régulièrement ponctuer le récit – comme si l’entrée de ce nouveau monde, désormais ordonné, dans ce nouvel âge d’or, soumis au progrès, à la technique, à la justice, ne pouvait être que chaotique …


    Si le récit est évidemment centré sur la question indienne, sur le péché originel, le massacre des indiens, le vol de leurs terres, la marque indélébile dans l’histoire de la civilisation américaine qui sert de fil conducteur à tout le film, il n’en est pas moins important de souligner que ces accidents, tous les dangers rencontrés, jusqu’à la mort, sont en fait incarnés dans des groupes humains archétypiques et très divers : la horde sauvage et indienne incontrôlable, retournée à la barbarie ; mais aussi les trappeurs ou les aventuriers désormais hors-la-loi ; ou ou encore le soldat perdu, déserteur et assassin ; ou enfin, au bout du voyage, les grands propriétaires terriens, essentiellement soucieux de leur propre organisation et de leurs privilèges.


    A travers la diversité de ces groupes, et au-delà de la seule question indienne, Hostiles renvoie bien à toute l’imagerie du western, à sa mythologie.


    On peut dès lors s’interroger sur la place et sur le rôle des stéréotypes qui irriguent tout le film et qui pourraient apparaître (pour un spectateur trop peu attentif) comme le grand point faible du film :



• Les situations (apparemment) très stéréotypées, pour lesquelles il n’est pas nécessaire de procéder à un inventaire exhaustif (de la femme blanche, unique rescapée d’un massacre commis par les indiens à la réconciliation entre le blanc tueur d’indiens et l’indien tueurs de blancs …
• Les personnages très archétypaux ;
• Et sur un plan très différent, un découpage fonctionnant toujours sur le même schéma : temps prolongés et contemplatifs (longs déplacements à cheval, à travers les paysages somptueux de l’Ouest, à travers contrées désertiques et forêts denses, suivis de longs bivouacs), coupés par des temps d’affrontements très violents, mais sans complaisance dans la violence, parfois hors champ (le dernier affrontement avec les indiens, le déserteur), construits le plus souvent sur le même modèle narratif et esthétique – avec l’arrivée menaçante de chevaux, barrant de front la ligne d’horizon.


En réalité le recours aux stéréotypes, évidemment délibéré, finit par revêtir un intérêt majeur :



  • La lenteur extrême est ainsi le meilleur moyen d’évoquer le temps d’avant, le temps perdu de l’âge d’or, opposé à l’agitation et à la violence toujours répétées des hommes – et même, dans la dernière partie du film, l’excès de beauté des paysages très (trop ?) travaillée, presque artificielle, permet aussi d’échapper à un contexte naturaliste. On passe alors dans un au-delà du western.

  • Les personnages, pas plus que les situations, ne sont nullement des stéréotypes, mais plutôt des emblèmes – les figures éternelles du western (mais on sait aussi qu’on peut mourir d’être immortel), ou mieux, au-delà du western, des images du monde et de l’humanité au-delà des limites posées par l’espace et le temps.


    Sous des dehors de western classique, ou, à l’inverse, d’adieu au western, Hostiles esquisse en fait un au-delà du western. Et truffé des références et des images du genre, le film finit par échapper au genre et imposer une réflexion profonde sur la condition humaine. Dès lors les différents accidents successifs et répétés, en boucle mais avec une progression très réfléchie, renvoient à des questions d’une actualité prégnante. Ce n’est certes pas un hasard si ces questions culminent avec l’ultime rencontre, celle des gros propriétaires terriens, les détenteurs, de fait, de la nouvelle autorité, les possédants qui veulent maintenir leur ordre encore et toujours et en tous temps. Le film s’achève donc sur un pandémonium ; mais plus encore peut-être, l’acmé de la violence réside-t-elle moins dans cet ultime massacre que dans le rejet du document officiel (signé par le Président des Etats-Unis), manifestation officielle de l’ordre nouveau. Cet ordre tient de l’illusion, et on touche alors au sens profond du film : le temps d’avant, le temps idéal, n’est donc qu’une illusion ; il est révolu, ne tient plus que du mythe. Et ce pèlerinage, ce retour aux sources (et à la terre de l’indien) ne peut pas aboutir. Hostiles n’est pas un western d’adieu, de plus, mais, dans un cadre bien plus global, un constat assez terrible sur la faillite des civilisations.


    On comprend alors que la citation liminaire, sur « l’âme américaine », « par essence dure, solitaire, stoïque, meurtrière. Elle l’est toujours aujourd’hui », est en fait aussi ironique que réaliste.


    A l’arrivée, celle du train et de la civilisation, ils ne sont plus que trois : les seuls qui devaient survivre, au terme du voyage, dans la logique emblématique qui préside à toute l’histoire : le héros à cheval sur les deux mondes, la femme, et l’enfant (indien) qui représente désormais l’avenir. Que l’homme, pas très à l’aise dans son déguisement de civil, monte à son tour dans le train après une très longue hésitation, est peut-être un signe d’ouverture, une porte entrouverte, au-delà du caractère assez désespéré de ce très beau récit. Espoir ?



PS : trois critiques excellentes, parmi les plus récentes, qui m’ont longtemps dissuadé de proposer mon propre texte :


BBP – une critique essentielle, jusque dans la forme, dont la lenteur initiale et délibérée colle parfaitement à celle du film, et qui invente le concept essentiel, si parlant pour ce film, de méta-western ;
https://www.senscritique.com/film/Hostiles/critique/164220652


Piero : pour l’extrême originalité d’une interprétation, fondée sur la présence récurrente dans le film d’un exemplaire de la Guerre des Gaules de César (un terrain sur lequel je n’ai pas osé intervenir) ;
https://www.senscritique.com/film/Hostiles/critique/163535551


Tonto : pour l’évocation, au-delà du western, de l’histoire de l’humanité.
https://www.senscritique.com/film/Hostiles/critique/137814207

pphf
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le 6 mai 2018

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