Avant-propos #1 : le présent texte ne devient vraiment une critique de film qu'à mi-chemin, la première partie traitant des attentes suscitées... puis de politique, parce qu'aucune loi européenne ne l'interdit pour l'instant.
Avant-propos #2 : aux cinéphiles timides espérant que HTGP leur donnera des tuyaux pour aborder les filles en soirée, calmez vos ardeurs, car ce titre n'est peut-être justifié qu'à deux moments d'un film qui parle carrément d'autre chose. Désolé.


HTGP est le premier film de John Cameron Mitchell que j'ai vu. Son Hedwig and the angry inch date de 2001 et comprend une performance parait-il épatante de Michael Pitt, son Shortbus a enfiévré la croisette en 2006 alors que je m'y trouvais, et le cinéaste est idolâtré par un groupe de fans dérisoire en nombre mais particulièrement zélés : pourquoi alors avoir attendu dix-sept ans avant de jeter un œil à son cinéma ? Deux raisons, assez simples. La première est mon conservatisme politique, élaboré sur plusieurs années au fil d’innombrables lectures qui m’ont rendu à la fois davantage conscient du monde dans sa complexité, et renforcé mes convictions profondes. Trouvant aberrant que le seul fait d’attribuer un pronom féminin à un homme sous prétexte qu’il s’est décidé femme (les transsexuels faisant au moins la démarche radicale du changement de sexe...), j'avais trouvé la bande-annonce d'Hedwig aussi séduisante qu’une cuillerée d’huile de foie de morue (ce qui n'est en rien une façon de suggérer qu’un film traitant du transgenrisme ne peut avoir des qualités cinématographiques réelles), et Shortbus m'avait semblé, à raison semble-t-il, un étalage cathartique de sexe cheap sous l’emprise d’un hédonisme urbain branchouille dans lequel seul un hipster « edgy » pouvait voir quelque chose de substantiel (la confirmation que Mitchell s’était particulièrement concentré sur les scènes de cul homo n’avait pas aidé, que voulez-vous). La seconde raison, qui concerne Rabbit Hole, film a priori plus classique et moins masturbatoire, est plus triviale : l’amertume que suscitait déjà en moi la vue d’une Nicole Kidman toute rafistolée, elle qui était pour lui, encore dix ans plus tôt, l’absolu érotique à Hollywoodland. On vous a prévenus, cette critique est assez personnelle.


Maintenant, passons à 2018, et sans transition, puisque le cinéaste n'a tourné que trois courts (avec Marion Cotillard…) et deux épisodes de série entre temps : place à HTGP… premier film de Mitchell qui m'a fait envie dès son teaser. La première raison : Elle Fanning. Elle Fanning, d’abord « petite sœur de », ensuite enfant-star grâce à Super 8, enfin star tout court convoitée de partout, et surtout grande beauté au charisme sans cesse grandissant (cf. The Neon Demon, que l’on aime ou pas le film en lui-même). La deuxième raison : l’idée assez séduisante et totalement « WTF » d’un Roméo et Juliette où les Montaigu et Capulet seraient remplacés par des punks et des extraterrestres. La troisième raison : Neil Gaiman, esprit original s’il en est, doté d’un univers délicieusement singulier (il suffit de jeter un œil à Coraline, American Gods ou The Graveyard Book pour s’en convaincre).


Politique, hélas...


Le mot a été écrit : « punk ». Un autre mot est écrit plus haut : « conservateur ». Encore une fois, il n’est pas question ici des qualités intrinsèques d’un film : on peut considérer comme un grand film Le Triomphe de la Volonté, de Leni Riefenstahl, sans pour autant trouver que la Shoah était une super idée. Par ailleurs, si un conservateur restreignait sa culture ciné aux œuvres clairement marquées à droite, cela lui ferait louper un sacré paquet de films – quoique cette affaire soit moins évidente qu’on le prétend sous prétexte que le milieu artistique est instinctivement de gauche, puisque bien des films sollicitent des sentiments conservateurs, mais c’est une autre affaire. Posons simplement la limite sur la ligne qui sépare sensibilité et propagande. En 2016 est sorti Sing Street, épatant petit film de John Carney qui mettait en scène un groupe d’adolescents fans de rock dans une ville ouvrière du Royaume-Uni, au milieu des 80’s : pas d’extraterrestres en vue, ni de punk à proprement parler puisque le genre était agonisant, mais un esprit de liberté et d’épanouissement par l’individualité que l’on retrouvera logiquement dans HTGP en un peu plus violent. Peu importe la sensibilité politique : c’est un témoignage assez authentique de l’indéniable état d’esprit d’une époque et d'une génération. Conter sur un ton affectueux l’histoire d’un groupe de jeunes rebelles dans l’Angleterre des seventies (ou dans l’Amérique, ou dans la France, etc.) ne fait pas de soi un suppôt de l’anarchie, mouvement essentiellement composé de branquignols immatures confondant un tas de concepts par manque de culture politique et s’imaginant « résistants » lorsqu’ils crient « fuck the system » tout en profitant des avantages matériels de sociétés qui sont, objectivement, les plus libres de l’histoire (ou les moins oppressives).


Alors, un coup d’œil à deux ou trois interviews de John Cameron Mitchell peut rendre la tâche difficile au conservateur, ça, on ne dit pas. Rien que celle publiée dans Trois Couleurs, le magazine du Mk2, est truffée de perles antiracistes jusqu’au cliché le plus déprimant : il compare les leaders extraterrestres voulant taire la soif d’émancipation de l’héroïne, tous blancs au passage, à « l’alt-right » en arguant que ce mouvement s’attaque à « tout ce qui s’écarte de la norme », alors que les premiers pourfendeurs de la liberté d’expression et de la diversité d’opinions sont à trouver dans le mouvement culturo-marxiste opposé (et ce n’est pas une question d’opinion mais de faits) ; il fait de son touchant récit d’amour « inter-espèces » un argument en faveur de l’abolition des frontières, idée totalement crétine en ce qu'elle a) ignore généralement ses implications pratiques dramatiques, b) s’oppose à la notion-même de diversité (pas de frontière = pas d’Autre), et c) appelle logiquement à un État mondial que l’on peine à imaginer proche du pèlerin moyen (remarque : Starman, de John Carpenter, avait beau conter lui aussi une romance inter-espèces, le cinéaste ne s’était pas senti pour autant obligé de s'exprimer comme un flyer du NPA…) ; et vers la fin, Mitchell parle du punk macho Vic en ces termes : « il accepte de se faire fister : il évolue »... que dire, sinon que les mots manquent ?


Mais là n'est heureusement pas l'intérêt


Et pourtant, POURTANT, sept étoiles. D’abord parce qu’il faut toujours différencier une œuvre de son auteur, car l’art, de prime abord aussi superflu que les rêves, en réalité aussi fondamental qu’eux pour la psyché humaine, est une connexion de l’individu au divin (indépendamment de tout dogme religieux), autorisant celui qui en jouit à se l’approprier. Mitchell nous sortirait probablement par les yeux autour d’un dîner mondain : rien à cirer. En accordant trop d’importance à l’interprétation que va faire le réalisateur de son propre film, on court le risque de déprécier le cinéma d’un Kitano, par exemple, qui voit rarement dans ses films touuuut ce qu'y trouvent les critiques… et comme disait Louis Jouvet, « le théâtre n’est pas fait pour comprendre, mais pour sentir ». Ensuite, parce que HTGP n’est pas un film vraiment punk. Le magazine Première soutient l’inverse en le qualifiant « d’œuvre foutraque, sincère, amusante, énergique, bordélique », mais le punk est bien plus que ces caractéristiques, qui collent tout autant au mouvement hippie. Le punk se veut avant tout anarchiste, son refus des normes expliquant l’irrégularité extrême et la médiocrité globale de sa musique (les gars ont essayé de contrer un rock n’roll vendu au grand Capital en faisant eux-mêmes du rock, mais... en mal, car en dehors des Stranglers, de The Damned, des Banshees, et de quelques autres, il n’y a pas grand-chose à garder). Le film de Mitchell, lui, ne s’est pas monté sur une absence de professionnalisme (on a tout au plus quelques effets visuels foireux, comme les ralentis saccadés du début, mais c'est une affaire de choix formel), ni sur un mépris de la technique, ni sur des performances en roue libre : tout y est assez propre, fruit du travail d’artisans talentueux, respectueux de leur art, et dont la vie ne se résume sans doute pas à une lutte perpétuelle contre le système fascisto-patriarcal. Le punk est anticapitaliste. En plus d’avoir payé notre place pour son film hélas assimilable à de la marchandise, nous imaginons mal Mitchell avoir volé le matériel qui lui a permis de le filmer. Pour finir, le punk est anti-autoritaire (rires). Nous imaginons tout aussi mal Mitchell avoir laissé à la collectivité se partager le « final cut » dans la salle de montage... JLG a essayé ça avec son groupe Dziga Vertov, pour le résultat qu’on sait. Ainsi, sous son verni joyeusement foutraque, HTGP est un film dont il ne faut pas confondre le caractère déluré avec un quelconque esprit contestataire digne de ce nom (Mitchell fait même dire à un de ses personnages « dancing, free trade, duplication… no limit ! », ne voyant même pas les contradictions de son discours en réalité ultra-conformiste). Mais vous savez quoi ? C’est un peu ce qui le sauve, en fait, du moins pour l'auteur de ces lignes, car encore une fois, rien à foutre de ses velléités révolutionnaires. Par exemple, le délire « queer » (vive la déculturation par la langue) plaira aux compatibles, mais pourra également être royalement ignoré (si, si).


Dans un monde où la suprématie du libéralisme libertaire et son corollaire marchand font du conservatisme le vrai courant contestataire, tout ce qu’on peut attendre d’un pareil film est une jolie histoire d’amour, forte de performances de qualité, d’un humour qui fait mouche, d’un rythme un minimum soutenu, de quelques moments mémorables... et d’une âme, SURTOUT. Ce que HTGP a, en quantité fort raisonnable. Comédie ado téméraire, film initiatique original en bien, critique sociale candide faute de mieux, ode au rock n'roll, et délire SF : Roméo et Juliette a été cité plus haut, mais on peut aussi le présenter comme une version teen, musicale et kawaii d’Under The Skin, de Jonathan Glazer. Comment ça, « oulà » ? Il y a certes de quoi faire, mais ne vous inquiétez pas : le tout tient tant bien que mal, grâce à l’âme susmentionnée.


De quoi parlait-on, déjà ? Ah oui, du film. Qui est bien.


L’auteur de ces lignes a établi plus haut son appréciation enfiévrée d’Elle Fanning. Elle est ici tout bonnement extraordinaire, sa performance pouvant être résumée à un one-woman-show dont chaque instant est du niveau du fameux « do more punk to me » que l’on voit dans la bande-annonce (mention à sa désopilante improvisation sur l’Amérique végétarienne et la « vulnérabilité » du FBI face aux trois ados médusés…). Et, surprise, l’actrice forme un duo très fort avec Alex Sharp, acteur qui ne ressemble à rien (expression française géniale), dont on n’attendait pas grand-chose, et qui se révèle impeccable en grand ado mal dans sa peau, généralement en boule contre sa mère endurcie par le célibat, et transi face à Zan comme se devrait de l'être tout petit gars de son âge. Ils sont le cœur du film. Si HTGP est, malgré sa nature éparpillée, un film sur quelque chose, c’est sans doute davantage la jeunesse que le punk. Il bénéficie grandement de la capacité du cinéaste à exploiter son énergie de grand gamin un brin lubrique, qui dote le film d’une poignée de scènes fort mémorables, dont au moins un tour de force, le live improvisé dans le hangar de Boadicea, climax légitime du film : non seulement c’est musicalement entraînant, c’est surtout une belle illustration sous acide du moment de communion parfaite que doit être tout duo musical, joué ici par nos deux jeunes acteurs qui donnent à cette scène tout ce qu’ils ont (au passage, Elle Fanning a également de la gueule sur scène). HTGP n’est pas toujours convaincant esthétiquement, les fautes de goût ne sont pas rares (comme l'espèce de « trip-sequence » fantasmagorique aux airs de clip kitsch en mal des années 80, et la photographie des extérieurs, moins réussie que celle des intérieurs), mais sa chromatique tantôt grisâtre, tantôt acidulée et chatoyante, séduit généralement l’œil, et il est même plutôt bien habillé grâce à une chef costumière qui a su tirer profit de son faible budget. Ajoutons à cela une bande originale de qualité, et pas du tout limitée au punk – on pense à Don’t Cry, des Silvertones, à Between the Breaths, pas du tout d’époque puisque écrite et enregistrée spécialement pour HTGP, ou encore au magnifique Nobody’s Baby, de Martin Tomlinson et Bryan Weller, sur laquelle finit le film.


HTGP étant un film qui part un peu dans tous les sens comme en témoignent ses multiples casquettes, il était presque condamné à un résultat inégal. À souffler le chaud et le froid au spectateur ne demandant qu'à être ravi. Entre deux beaux moments, se sentant peut-être autorisé à partir en sucette par sa convocation du dieu punk, Mitchell perd parfois le fil. Mais inégal ne veut pas dire mauvais. Frustrant par moments car on aimerait que tout soit du niveau des meilleurs moments, mais… et si l’on parlait des meilleurs moments, avant de se plaindre ? Du live et de la désopilante impro de Zan précités ? Du face-à-face/combat de zyeux entre Nicole Kidman et Ruth Wilson, actrice trop rare à qui l’on doit quelques fous rires vers la fin, une fois son personnage de cheftaine extraterrestre converti au punk et passé du côté « rien à foutre » de la force (« oooh, level one violation, woo-hoo !! ») ? De cet épilogue très émouvant dont une réplique résume tout l’esprit du film (« we want to start a band ») ? Nicole Kidman, parlons d’elle, fardée et attifée comme David Bowie dans Labyrinthe pour jouer le rôle assez délicieusement destroy de Boadicea, est assez représentative de ce n'importe quoi : en roue probablement TRÈS libre, elle se livre à une performance tantôt inspirée, tantôt caricaturale au possible, mais s’amuse tellement qu’on veut bien jouer le jeu. L’âme, encore et toujours, qui parvient par sa magie à donner aux deux potes de Enn des véritables personnalités, alors que l’on s’attendait tout au plus à deux caricatures fonctionnelles.


L’essentiel a été dit. Alors que HTGP avait tout (ou presque) pour virer au grotesque, il l’évite tant bien que mal jusqu’au bout, parfois sur le fil du rasoir, sauvé par son don naturel pour le bizarroïde inclusif, pendant inoffensif et occasionnellement appréciable du grotesque. Le mauvais goût guette, comme dans son introduction à l'hystérie fatigante, mais il est chassé en deux regards aussi profonds que leur bleu et quelques sucreries qui font la différence (cf. la bonne idée d’attribuer une couleur différente à chaque communauté d'extraterrestres). L’éparpillement guette lui aussi, avant que tout fasse sens à la fin, le plan desdits extraterrestres se tenant bien plus qu'on ne s'y attendait, justifiant l'estampille SF du film. Le sérieux malavisé, lui, menace à quelques moments via les semblants de messages politiques évoqués plus haut, mais la joyeuse cacophonie couvre leur faible bruit. La « série z » n’est jamais bien loin, mais elle sera jusqu’au bout chassée par les cris d’amour nus de Enn et Zan, « absolute beginners » incarnés, par ceux de triomphe de Boadicea, fussent-ils éphémères, et par le braillement collectif du reste des marginaux. Pour le meilleur et pour le pire, John Cameron Mitchell a bricolé un OFNI qui donne plus envie de l’aimer que de faire son blasé. Et puis, Elle Fanning, quoi.


Notes :
- « Punk, the best thing that happened to ugly people. »
- « Sex is over, haven’t you heard ? » (voilà qui est punk, pour le coup...)
- « He’s different. » « Yes. I’m an artist. »
- Pour finir sur une note aussi sérieuse que nous avons commencé, concernant les frontières, nous ne serions trop recommander aux lecteurs avides de savoir les remarquables et très complémentaires essais de Régis Debray (pas exactement un homme de droite) et Thierry Baudet (pas exactement un néo-nazi), respectivement Éloge des frontières et Indispensables Frontières.

ScaarAlexander
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le 26 juin 2018

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Scaar_Alexander

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