Forgée dans la noirceur et le désespoir, l'œuvre incandescente de Martin Scorsese semblait s'être essoufflée avec une adaptation superficielle de la saga coréenne Infernal Affairs (Les Infiltrés) et un thriller psychologique aussi mou que prévisible (Shutter Island). Or, si 2011 s'est révélée une année maudite pour nombre d'auteurs talentueux (ratages de Clint Eastwood, Sofia Coppola, Terrence Malick, David Cronenberg...), le père de Taxi Driver nous livre avec Hugo Cabret un cadeau inespéré, un miracle de cinéma comme on en voit désormais que trop rarement.

Vendu à tort comme un conte de Noël pour enfants, Hugo Cabret se révèle, au-delà de l'aventure rocambolesque qu'il propose, comme une plongée fascinante aux origines du 7ème art, en rêvant la vie de Georges Méliès, père fondateur des effets spéciaux. L'histoire se déroule presque en huis clos entre les murs d'une gare parisienne, où le jeune Hugo, orphelin, occupe son temps à remonter les horloges, tout en essayant de réparer un étrange automate légué par son père. Le secret que renferme le mannequin mènera Hugo sur les traces du fameux Georges Méliès et de son propre passé. En imbriquant habilement les deux intrigues, Scorcese s'adonne à la réalisation d'un véritable fantasme de cinéma, d'une manière que l'on pourrait qualifier de psychanalytique dans la mesure où Hugo remonte dans son propre passé en même temps que le cinéaste remonte aux origines d'une figure mythique du 7ème art. Là où l'on aurait pu craindre un didactisme facile, Scorsese orchestre sa plongée dans les fondements du cinéma avec une générosité sans limites, un sens du rythme, une gestion du cadre et une direction d'acteurs proprement inouïs. Hugo Cabret est un festival virevoltant d'images sublimes doublé d'un hommage sincère, aussi passionnant que passionné, aux techniques primitives du cinéma. Du grisant travelling d'ouverture, qui nous conduit d'un plan d'ensemble dans une gare parisienne jusqu'à un très gros plan sur l'œil d'Hugo, à la vision de statues ténébreuses dans un décor enneigé, en passant par l'exploration des moindres recoins de la gare, l'aspect visuel du film relève d'un travail d'orfèvre impressionnant. Par sa beauté plastique de tous les instants, le film pourrait à ce titre se regarder comme un poème graphique, une célébration poétique du cinéma.

A ceci près que cette beauté n'est pas joyeuse, comme pouvait le laisser supposer la promotion du film. Car si Scorsese célèbre la beauté du cinéma, dans un dialogue entre ses âges (un film numérique en 3D rendant hommage aux premiers films), ce dialogue même exhale un profond parfum de mélancolie. Mélancolie du personnage fantasmé de Méliès (incroyable Ben Kingsley !), qui ne vit plus que dans les souvenirs spectraux de sa gloire brisée, mélancolie d'Hugo qui porte sur ses frêles épaules le poids d'une existence sans parents, sans amour, mélancolie d'un film moderne qui se fait l'écho d'un cinéma oublié en montrant directement, dans leur plus simple appareil, des images – désormais immortelles – de ce cinéma (montage d'extraits de films de Méliès, de Buster Keaton...). Ainsi Scorsese place au cœur de son film la notion cruciale de « réparation », en la laissant se déployer à tous les niveaux de lecture : réparation de l'automate, réparation par les personnages de leur vies écorchées, réparation d'une mémoire universelle défaillante par la restauration essentielle des films de patrimoine (importance sous-estimée de l'historien du cinéma), réhabilitation par là même d'un cinéma numérique a priori déshumanisé, qui vibre pourtant ici d'un amour sans bornes pour ses origines, pas seulement techniques, car c'est aux hommes derrière ces techniques qu'il rend hommage. Quelle émotion de contempler sur grand écran la reconstitution plus vraie que nature du tournage d'un film de Méliès !

Là où nombre de cinéastes ont échoué à nous émouvoir dans la réalisation de films numériques en 3D, Scorsese remet l'humain à l'honneur avec générosité et ferveur, nous rappelant que le bon cinéma – et plus généralement les arts – ne parlent que de l'homme. A cet égard, Hugo Cabret se donne à voir, au-delà de l'hommage et du film d'aventure, comme un croisement bouleversant de portraits, tous attachants, y compris les plus secondaires. Canevas de rencontres, de poursuites, d'affrontements, d'amours tantôt contrariées, tantôt permises, la nouvelle fresque de Scorsese déborde de vie par le mouvement permanent qui l'anime. Un mouvement jamais mécanique, comme dans la plupart des œuvres réalisées en 3D, mais essentiel, vital. Hugo Cabret pourrait ainsi apparaître comme le premier film – et peut-être le dernier – à donner une raison d'être à cette technologie encore trop peu maîtrisée, souvent dispensable. Toujours est-il que son histoire s'avère suffisamment excitante en elle-même, avec ses personnages formidablement attachants, pour nous donner envie de nous y replonger, au-delà d'un aspect technique pour une fois dénué de vanité. Chapeau l'artiste !
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le 28 déc. 2011

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