Né dans les méandres psychologiques d’un Memento, élevé dans la lumière des projecteurs grâce aux ténébreux Batman, déifié par le songe mitraillé et tiraillé d’Inception. Voici une biographie possible de Christopher Nolan, divinité singulière du cinéma, modelant la boue financière infecte des grandes productions en une argile délicate, spirituelle et universelle. Quatre ans après Inception, le voilà aux commandes d’Interstellar aux côtés de son frère, Jonathan. Avec cette ferme conviction que viser la lune, c’est surtout se barrer le chemin des étoiles.



ET TU REDEVIENDRAS POUSSIÈRE



Christopher Nolan nous quitte en 2010 sur un songe. Une toupie tournoyante qui vacille mais ne cède pas, se mouvant avec une telle précision qu’elle semble immobile. Ce songe impossible, c’est aussi celui qui hante Cooper (Matthew McConaughey), un pilote de la NASA cloué au plancher des vaches, à cette terre qui condamne lentement l’humanité après l’avoir tant nourri. Lui qui rêve d’exploration et d’inconnu fait face à un monde qui n’invente plus rien. Un monde où le vent et la poussière réduisent les champs à néant, transforment l’évolution en régression. Un monde où la survie enterre tout destin, où l’on cultive la vie en la voyant mourir par vagues de moissons enfumées.


Dans cet environnement à deux doigts de sombrer dans la furie de Mad Max, Cooper s’accroche à ses enfants comme il n’a pu le faire avec sa femme. La faute à une médecine agonisante qui a laissé le cancer la ronger. Ne pouvant se permettre de traiter de complexes dégénérescences quand celles-ci s’opèrent désormais aux premiers bourgeons de la vie, la société lâche prise. Cette terre aride, l’humanité est contrainte d’y vivre. Pas d’y mourir. Ce qui subsiste de la NASA s’acharne à chercher d’autres planètes à coloniser, via les derniers scientifiques assez fous pour croire que l’Homme possède encore les clefs de son destin. Une dernière exode, ni sociale, ni raciale. Le retour à la marche première, celle de la recherche de notre environnement.



TROISIÈME TESTAMENT



Toutes les histoires occidentales s’inspirent de la Bible, paraît-il. Rarement une œuvre de fiction ne s’y est autant attachée. Interstellar envoie donc Cooper loin de ses enfants, loin de sa famille à la recherche utopique, presque divine d’un refuge. Un père devenu pionnier, un pilote devenu berger suivant la parole divine pour le mener à la connaissance et à la création du foyer salvateur. Loin, très loin du reste de l’effrayante apocalypse provoquée par un monde sans foi.


Puisque les repères terrestres sont vains, Cooper s’oriente par une étoile. Suivi de ses apôtres Amelia (Anne Hathaway), Doyle (Wes Bentley) et Romilly (David Gyasi), il traverse un océan de mort en quête de la terre promise. Il s’aliène de sa fille Murphy (Jessica Chastain), Marie-Madeleine d’abord pécheresse de son auto-persécution avant de devenir témoin de la Résurrection de son père. Il abandonne son fils Tom (Casey Affleck), un Caïn tout désigné, seul au point d’être amputé de la figure paternelle, aussi salvatrice que libératrice. Il rencontre même son Judas en la personne du Dr Mann (Matt Damon), faux apôtre de la connaissance perverse et de la manipulation.


De par son voyage en masses inconnues, de par les épreuves qu’il subit et les miracles dont il se fait témoin, Cooper transcende les générations, les sociétés, jusqu’à devenir l’oracle funeste de sa caste. Un martyr contraint de mourir pour sauver les siens, sur la seule foi que sa parole ne soit pas qu’une transmission de plus perdue entre les galaxies, un autre prêche chez les hérétiques. Bien que fondamentalement ancré dans les mythes traditionnels judéo-chrétiens, Interstellar ne joue pas pour autant la carte du prosélytisme, ni de l’existentiel. Au point de préférer parler au pluriel des forces qui nous dépassent, par le « ils » indéfini, plutôt que de se laisser emporter par des questionnements monothéistes aussi lourds qu’éloignés des préoccupations premières du film. Interstellar ne traite pas de l’intervention divine. Il traite de la manière dont l’Homme peut transformer la fatalité en déterminisme, grâce à un savant dosage de compréhension, d’amour et de foi. Se muer en Dieu, en d’autres termes. En accepter les responsabilités et les conséquences, les tragédies et les espoirs, aussi.



2014: L’ODYSSÉE DE NOLAN



Contrairement à Inception, Nolan s’éloigne des lignes du blockbuster pour davantage se tourner vers la science-fiction. Tout en conservant ce passe-droit de longueur (2h49 au compteur) que seuls les très grands peuvent s’octroyer, il taquine ces films qui ont su faire la délicate équation entre innovation, ton et réflexion. Faire la liste exhaustive des points de comparaison entre Interstellar et le philosophique 2001, le psychologique Sushine, le technologique Blade Runner, le maternel Prometheus et le scientifique Contact serait aussi techniquement fastidieux qu’idéologiquement discutable.


Comme tout film d’anticipation, un des plus grands défis d’Interstellar réside dans sa faculté à appréhender le futur. Ici, il est empreint des paysages et des codes de la ruralité, à un point presque frustrant durant tout le premier tiers du film. Une approche qu’avait également tenté Looper, en son temps. Le spectateur quitte ensuite l’orbite terrestre et navigue entre planètes, navettes et stations. Nolan fait alors le pari, contextuellement logique par rapport à la narration, de gérer les décors en privilégiant la fonctionnalité à l’esthétisme. Pas de grand salon blanc, de portes automatiques ou d’ordinateur de bord froidement émotif. L’austérité des structures rend toute son urgence à la notion de survie.


Christopher Nolan et son frère Jonathan n’ont pas réinventé la roue SF. Les fanatiques pointeront du doigt les emprunts au genre avec autant de véhémence que les écarts de référence. Le propre des insatisfaits réside dans leur inflexibilité. Le grand public risque de voir Interstellar comme une version extra-longue de l’excellent Gravity. Le film d’Alfonso Cuaron est aussi éprouvant physiquement que celui de Nolan l’est mentalement. Sans que cela ne soit péjoratif, les deux films ont d’ailleurs techniquement assez de points communs pour que leurs deux titres puissent être interchangés. Deux œuvres qui forgent l’imaginaire spatial au XXIe siècle.



ÉTOILES DE FOND



Interstellar privilégie au « Space Opéra » le grand ballet du mouvement, en opposition à l’immobilisme de la mort. Qu’il soit rotatif, elliptique ou linéaire, le mouvement s’inscrit en permanence comme un rappel de l’humanité des protagonistes. Il devient la seule norme survivante de lois physiques et dimensionnelles qui se brisent autant que l’espoir de Cooper d’accomplir sa mission. Il permet même de se représenter l’irréel, l’au-delà de l’horizon du concevable pour accéder à la résurrection.


Nolan suit finalement sa tenace conviction que l’intangible, l’idée, est bien meilleur fil conducteur que l’acte. De la revanche de The Prestige à la culpabilité d’Insomnia en passant par la curiosité de Following, le réalisateur anglais possède cette faculté de se heurter aux limites des concepts. Surtout, il rend possible l’appropriation pour chacun de films aux portées universelles. Peu importe les conclusions multiples, de la symbolique du drapeau américain à l’idée que les réponses sont cachées derrière les livres. Qui ne ressent rien, ne se questionne pas devant Interstellar est bien malheureux. Nolan prouve que même dans des temps où la communication prend parfois le pas sur le fond, la réflexion n’est pas perdue. Interstellar est de ce genre de films qui nous rappellent pourquoi, au cinéma, la salle est obscure.


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le 17 nov. 2015

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