Dans l'énorme mise en abîme qu'est Intervista (nous regardons un film sur la création d'un film qui parle d'autres films avec en perspective une réflexion sur la fin d'un cinéma), Fellini est lui-même très présent mais cabotine somme toute assez peu (une image de marque à préserver ...), reste même apparemment assez en retrait, pour que seuls subsistent, à l'arrivée la réflexion, la nostalgie et peut-être un coin d'espoir.

Si le film est drôle, c'est évidemment lié à la tonalité propre à Fellini, à son délire si peu organisé apparemment (mais...), à cette impression d'énorme foutoir, de gigantesque bordel, entre personnages insolites qui se croisent, parlent, parlent d'autre chose, crient, rient ... Le ton optimiste, presque enjoué, tient aussi à l'angle d'attaque - un jeune comédien, interprétant le rôle de Fellini lui-même, jeune journaliste chargé d'interroger une diva, qui passe tout le film aux côtés du maître et observe le monde du cinéma (mais lequel ? celui de maintenant ou celui d'avant ?) avec des yeux émerveillés.

Il reste que l'impression qui l'emporte immédiatement, malgré les soubresauts de délire, est bien la nostalgie - celle d'un monde qui meurt dans les studios décrépits de Cinecitta, dans les grands espaces déserts, dans les allées où seules traînent quelques chiens.

L'idée de l'interview (par une équipe de la télévision japonaise ...), comme fil rouge du film, n'est qu'un trompe-l'oeil. L'interview est somme toute très pratique - elle donne du poids, de la crédibilité à la parole de l'interviewé puisqu'il est choisi comme référence. Et Fellini, évidemment, presque discrètement, en profite.

Mais Fellini évidemment nous mène en bateau. Tout est en trompe-l'oeil : le tramway reconstitué dans Cinecitta, qui traverse l'histoire du cinéma (les indiens en surplomb, on les reverra par la suite) et même l'histoire tout court (une évocation originale et parlante du fascisme) fait-il partie du film ou n'est-ce qu'un moyen original d'évoquer d'autres temps, et la jeunesse de Fellini lui-même ? Les policiers qui envahissent Cinecitta à la suite d'une alerte à la bombe apparaissent, quelques instants, comme les acteurs d'un nouveau film. Après la nuit de tempête qui contraint acteurs et techniciens à abandonner la réalisation pour se réfugier sous des bâches, survient, contre ce campement improvisé, l'ultime attaque des Indiens (armés d'antennes de télévision...) On est ainsi constamment sur des frontières, entre réalité et fiction, entre passé et présent.

Intervista est aussi un film sur le cinéma, mais certes pas un film documentaire (on est dans du Fellini !). On découvre ainsi producteur et metteur en scène (dieu hurlant, insultant, juché sur un trône en altitude), les deux finissant par s'insulter pour des raisons d'argent et tout laisser tomber, habilleuses et ouvriers décorateurs (excellente scène, avec la réalisation d'un très beau décor et dialogue décalé à base de "va f..."), assistant metteur en scène (un enfant qui refuse de grandir s'il s'attarde dans ces fonctions, très beau rôle), star (autre scène délirante sur fond de kama sutra) et figurants - omniprésents, au moment du recrutement ou pour la grande scène d'essai.

Mais tout cela est faux, la fin du moins est proche. On sait que le film Kafka en Amérique ne se fera jamais, on l'évoque à peine, la route de l'Amérique est un chemin boueux qui ne débouche sur rien sinon sur un projet fumeux de décor. Fellini rappelle, à plusieurs reprises, que le scénario se transforme, change de direction, au fur et à mesure des événements; ainsi la fin prévue (une vestale déambulant dans le cimetière (en carton pâte) des héros morts du cinéma est-elle supprimée (on peut comprendre ...) mais l'attaque finale des Indiens a bien lieu dans ce cimetière.On sait que les bouts d'essai n'aboutiront jamais à un film, que les figurants ne deviendront jamais acteurs, que cette agitation, incontrôlée et drôle est aussi dérisoire et pathétique.

Et puis il y a le passage, magistral, consacré aux retrouvailles de Fellini (toujours en retrait), Marcello Mastroianni (déguisé en Mandrake le magicien) et Anita Ekberg (cloîtrée dans une villa isolée, protégée par une armée de dogues allemands). Mastroianni est vieux, il tourne dans des publicités (il tient, très symboliquement à continuer à fumer, parce que le vrai danger aujourd'hui vient de ceux qui ne fument pa s...); Anita Ekberg est vieillie et bouffie. La scène est aux rires (même si les larmes ne sont pas loin sur le visage d'Anita Ekberg), à la fête, à la magie sous la houlette de Mastroianni. Mais l'apparition des images, en noir et blanc, de la Dolce Vita, des deux comédiens (des trois en fait, avec Fellini à la baguette) dansant au temps de leur splendeur - ces images-là appartiennent bien à un passé qui ne peut plus désormais être confondu avec le présent. L'humour et la fantaisie cette fois ne peuvent plus lutter. La nostalgie l'emporte.

Les dernières images s'attardent sur Cinecitta déserte, désolée et boueuse après la pluie, cernée par des immeubles lépreux récemment construits, condamnée - puis sur un studio vide, une voix off qui espère "un rayon de soleil", une caméra, un spot lumineux qui éclaire un tout petit morceau de l'espace et le titre du film - qui nous renvoie en boucle à son commencement.

On ne peut plus faire aujourd'hui de Films comme en faisait Fellini - et pas seulement à cause des Indiens et de leurs antennes télé ...
pphf

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