Jodorowsky's Dune
7.9
Jodorowsky's Dune

Documentaire de Frank Pavich (2013)

Voir le film

C’est l’histoire d’un projet aussi fou que celui qui l’a porté. Comme un Don Quichotte moderne, la narration est indissociable de son héros et de ses rêves de grandeurs : elle n’existe après tout que par eux. On perçoit dans ce documentaire un idéalisme aussi totalitariste que celui qui guidait le Dune de Jodorowsky. Cependant, si les exagérations du récit sont à la hauteur des ambitions initiales du film, elles ne font que renforcer le charme de cette utopie ensorcelante. La réalité importe peu, après tout, puisque c’est un projet qui n’a jamais eu l’opportunité d’échouer.


L’homme


Jodorowsky m’a toujours laissée perplexe face à une contradiction que je ne parvenais pas à résoudre : il fait preuve d’une mégalomanie sans bornes, mais j’éprouve pourtant pour lui une indéfectible tendresse. Je me suis longtemps demandé si ce n’était pas simplement que l’on pardonnait aux véritables génies pour leur égo, mais néanmoins cette explication ne me satisfaisait guère, car la notion de « génie » est bien trop subjective, et même elle ne peut alléger le poids de certains caprices. François Theurel, néanmoins, a su mettre le doigt sur mon sentiment véritable : la mégalomanie de Jodorowsky n’est pas le fait du narcissisme, mais d’une absolue sincérité artistique. C’est un homme si viscéralement dévoué à son art que rien d’autre ne peut revêtir d’importance à ses yeux. Jodorowsky’s Dune est l’illustration parfaite de cette démesure créative.
Jodorowsky, je l’ai d’abord connu par son pan ésotérique. J’étais lycéenne, je lisais La Voix du Tarot, et je découvrais un homme d’une spiritualité époustouflante. Même en tant que sceptique, j’étais bouleversée par la passion intransigeante de ses mots. Plus tard, ayant développé un intérêt pour le cinéma, je le croisais au hasard d’une avant-première de Sono Sion, et je sentais émaner de lui, sans même qu’il regardât dans ma direction, un magnétisme stupéfiant. Si j’avais eu ce genre de croyances, j’aurais pensé déceler l’aura d’une âme élevée. Plus que sa filmographie, ce sont ces deux souvenirs que j’ai en tête au moment de le voir présenter, face à la caméra, son rêve évanoui. Un homme qui semble tout droit sorti d’un autre plan d’existence, et qui ne me surprend donc pas un seul instant quand il dit avoir voulu créer un prophète.


Le rêve


Ce rêve, c’est celui de l’humanité. Du haut du piédestal mystique qu’il s’est érigé, Jodorowsky entend faire venir au monde un film qui serait un prophète. Voilà un homme qui n’a clairement pas peur de l’éclat et de l’outrance des mots, on le saura d’entrée de jeu. Ses ambitions sont sans concessions : faire évoluer les mentalités et, s’entend, redéfinir l’industrie du cinéma. Il faut bien se l’avouer, voilà qui tient du fantasme d’adolescent révolutionnaire, mais c’est précisément ce qui le rend si séduisant. Comment ne pas s’attendrir de voir survivre avec autant de charisme les espérances que l’on a soi-même étouffées depuis longtemps sous les coups sans concession du pragmatisme et du principe de réalité ? Au-delà de la fascination pour ce projet fou, j’aime à penser qu’il y a, à la vue de ce documentaire, une part d’envie et de nostalgie qui trouve un écho dans nos parcours personnels.
Le documentaire, dans sa forme, s’accorde parfaitement avec la démesure du projet. Au-delà de quelques élans passionnés de Jodorowsky face à la caméra, si outrageux qu’ils en deviennent crispants, c’est la structure narrative qui prend des allures féeriques. Comme Kwal l’a si justement fait remarquer, Jodorowsky’s Dune a la forme du conte. De simplification en exagération, ce qui nous est servi n’est ni plus ni moins que le monomythe – un monomythe tronqué, où le gain n’est pas acquis et ne peut donc pas permettre d’améliorer le monde, mais un monomythe quand même. A entendre Jodorowsky, nombre d’épreuves ont été résolues par une succession de hasards qui fait agressivement de l’œil à la notion de destin ou de deus ex machina. D’autres l’ont été par les mêmes ruses que l’on trouverait dans un livre pour enfants : séduire Dali par son orgueil, Welles par sa gourmandise. On jurerait lire Jack et le Haricot Magique.


La réalité


Cependant, sous l’épopée dithyrambique, que cherche-t-on à dissimuler ? Au-delà de ces rêves de grandeurs psychédéliques qui submergent rapidement le spectateur dans des fantasmes irrésistibles, on note un mépris total des limites et nécessités pragmatiques. On devine chez Jodorowsky une impulsivité rageuse et un refus total du compromis, qui ne sont certainement pas étrangers à l’échec du projet dans sa phase de financement. Cependant, si on nous donne l’illusion qu’il s’agissait ici de la dernière étape à franchir, qu’il ne manquait que cela au projet pour aboutir, c’est oublier qu’il restait encore le torrent de la phase de tournage à traverser. Combien de temps encore cette barque lourdement chargée aurait-elle tenu avant de prendre l’eau ? Les conflits d’égos gonflés à l’extrême, les dépassements de budget, les imprévus divers, sans aucun doute d’autres caprices de Jodorowsky à venir, tout cela restait à affronter. Songeons aussi que certaines des collaborations annoncées ici comme actées n’auraient certainement jamais vu le jour, voire étaient déjà dissoutes avant l’écroulement du projet.
En somme, il est sans doute préférable que le Dune de Jodorowsky ait échoué à ce stade de sa genèse : juste assez avancé pour accumuler la réputation qui l’entoure aujourd’hui d’une aura indélébile, mais pas assez pour voir le château de cartes s’effondrer de lui-même. Même si le film avait finalement abouti, et même en admettant qu’il ait impressionné et rempli ses promesses, il n’aurait vraisemblablement pas été le prophète espéré par Jodorowsky, ne serait-ce que parce que le monde n’était sans doute pas prêt à le recevoir tel que le réalisateur l’avait imaginé. Pire : son esthétique, si excitante sur le papier, aurait probablement mal vieilli, et son « viol » de l’œuvre originale aurait fait grincer quelques dents. S’il demeure, malgré tout, un noyau dur qui aurait rendu ce film exceptionnel, il aurait été raffiné et aurait perdu l’éclat du rêve pur. C’est, en somme, ni plus ni moins que L’Invitation au Voyage de Baudelaire : un voyage idéalisé, dont la réalisation n’aurait entraîné que la déception. Grâce à son avortement, le Dune de Jodorowsky’s est resté d’une perfection théorique, figée telle quelle dans le temps.


La mémoire


S’il y a bien une chose à retenir de ce documentaire, c’est que le Dune de Jodorowsky a été fait. Il a été fait et continue à se faire, chaque année. Ce qu’il avait à apporter au monde a été brisé, divisé en petits morceaux, aseptisé, rangé dans des petits sachets, mais a quand même trouvé sa voie dans le monde. Inspirateur, on sent son influence dans de nombreuses œuvres qui ont marqué les imaginaires leur moment venu. Initiateur, il a su placer le projecteur sur de grands artistes qui n’étaient pas prêts d’arrêter leur course - à ce sujet, j’ai entendu conseiller le documentaire Moebius Redux, sur Giraud/Moebius, et je voudrais joindre à cette recommandation Dark Star, sur HR Giger. Dans les ressources palpitantes issues de l’esprit foisonnant de Jodorowsky, il reste sans doute beaucoup à puiser, et le chilien ayant enfin renoué avec le cinéma après plusieurs décennies de retrait, nous ne pouvons que rester suspendu à sa caméra dans l’attente de la prochaine hallucination qu’il s’apprête à nous délivrer.
Quant à la question de savoir pourquoi le bijou taillé par Jodorowsky n’a pas été adapté tel quel, en particulier dans le domaine de l’animation qui facilite l’exubérance et embrasserait parfaitement l’esthétique pensée pour ce Dune, j’ai plusieurs pistes de réflexion. Certes, la question de la faisabilité et du coût réel s’effondre si l’on s’en remet à l’animation, mais une autre s’y substitue : des personnages crayonnés n’ont aucune réputation à apporter. Cela nous amène à un autre point : l’éclat du projet reposait en grande partie sur le caractère quasi-mythique des acteurs envisagés, et je ne pense pas que dans notre société du début du XXIième siècle survive une telle forme d’admiration. Les légendes ont été remplacées par les idoles. Enfin, je pense que dans l’attrait que l’on peut avoir pour le dessein de Jodorowsky, il y a une part de déresponsabilisation : si l’on aurait tous rêvé de vivre une expérience aussi extraordinaire, n’aurait-on pas été soulagé, alors, que quelqu’un d’autre prenne les risques pour nous ? C’est qu’enfanter un tel monstre ne peut se faire que dans la douleur ; n’est-ce pas, après tout, la punition divine prévue pour le péché d’orgueil ?

Shania_Wolf
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 16 mars 2016

Critique lue 361 fois

14 j'aime

24 commentaires

Lila Gaius

Écrit par

Critique lue 361 fois

14
24

D'autres avis sur Jodorowsky's Dune

Jodorowsky's Dune
Hypérion
8

"I wanted to fabricate the drug's effects"

Même pour l'amoureux un peu honteux du Dune de David Lynch que je suis, le mythique projet d'adaptation de Jodorowsky a une aura extraordinaire. Celle, inaltérable, des projets avortés qui abreuvent...

le 21 juil. 2014

88 j'aime

16

Jodorowsky's Dune
TheBadBreaker
9

Jodorowsky's Dream

Quel est le but de la vie ? C’est par cette question que débute l’intriguant « Jodorowsky’s Dune ». Le délirant Jodorowsky va alors nous donner son avis sur la question. Faire des films lui permet...

le 25 mai 2014

42 j'aime

6

Jodorowsky's Dune
bohwaz
2

L'histoire du nanard qui n'a pas eu lieu

Où l'histoire d'une bande de mecs qui ont pris un peu trop de drogue et qui n'ont pas lu Dune et veulent en faire un film. Ils font un storyboard qui n'a pas de sens, avec un design ridicule qui...

le 22 mai 2015

40 j'aime

Du même critique

Split
Shania_Wolf
5

Fin de course ?

On a bien du mal à s’imaginer que la même personne se trouve derrière l’ambiance dosée et maîtrisée de Sixième Sens ou Signes et la mise en scène facile et sans personnalité de Split. C’est que le...

le 19 févr. 2017

134 j'aime

12

La Tortue rouge
Shania_Wolf
7

Une île de poésie dans un océan de blockbusters

Extrêmement épuré, dans l’histoire, l'image comme le son, La Tortue Rouge promet une expérience apaisante, suspendue au-delà du temps. Un instant de poésie dans ce monde de brutes, mais dont les...

le 28 juin 2016

104 j'aime

3

The Assassin
Shania_Wolf
4

Ôde à l'esthète

La forme sans le fond. C'est un regret amer, celui d'un parfum somptueux qui s'évapore aussitôt, d'arômes riches qui ne tiennent pas en bouche. On frôle le sublime mais ne reste que la...

le 18 févr. 2016

101 j'aime

18