A peine refermé, le conte drôle et enthousiasmant que nous a donné à voir David O. Russell, évoque ce qu’aurait pu être un Citizen Kane optimiste. La gamine malmenée par son entourage familial qui deviendra plus tard la femme d’affaire Joy Mangano a, en guise de « Rosebud », une petite maison de papier qu’elle a construite de ses mains. Le réalisateur prolonge avec JOY la réflexion qu’il avant entamé dans American Bluff sur le rêve américain. De la satire, il passe ici au biopic, n’hésitant pas à exagérer le trait pour tirer le film vers la pure comédie et parfois vers le drame intime.


Dès les premières minutes, le rythme imposé plonge le spectateur dans un grand huit d’émotions contradictoires, sans pour autant donner l’impression de se disperser. En multipliant les sous-intrigues et les rebondissements, David O. Russell se démarque par un style frais et novateur. En prenant du recul sur l’œuvre, on reconnaît bien un travail d’architecture scénaristique semblable aux films de la période classique hollywoodienne. Je crois pouvoir avancer sans me tromper, que le film repose essentiellement sur le schéma narratif mis à jour par Christopher Vogler, intitulé « le voyage du héros » : on retrouve par exemple Isabella Rossellini en « gardien du seuil », un monstre à battre avant que l’héroïne puisse véritablement commencer sa métamorphose. Ce canevas de conte de fée calqué sur une histoire vraie, permet au film d’être vraisemblable et légèrement fantaisiste en même temps.


C’est justement ce pas de côté avec la réalité, pour revendiquer la suprématie de la fiction sur la véritable histoire de Joy Mangano, qui permet au film de s’épanouir sans la frustration inhérente au biopic. J’ai toujours été peu séduit par ce genre plébiscité ces dernières années, car la contrainte de s’attarder au destin d’une personne débouche souvent, à mon avis, sur une conclusion plate, dont l’épilogue est en général indiqué par écrit à l’écran, comme une note de bas de page dans un article Wiképédia…


Rien de tel dans JOY, car le réalisateur et scénariste David O. Russell a été bien inspiré de ne sélectionner que le début de la carrière fulgurante de Joy Mangano : son invention d’un nouveau balais révolutionnaire, la faisant passer en quelques années du statut de mère de famille à celui de dirigeante d’entreprise. Sur le papier, l’invention a de quoi rester dubitatif, pourtant elle prend une dimension subversive ET mythique, totalement en osmose avec le thème du film. C’est l’accessoire d’asservissement des femmes (le balais, symbole des taches ménagères) qui sera pourtant l’instrument de la libération de l’une d’entre elles. Comme le dit un personnage : « Aux USA, l’ordinaire peut côtoyer l’extraordinaire. » Pourtant dans JOY comme dans American Bluff, le rêve américain est mis à mal, écartelé entre la croyance proclamée des protagonistes de sa réalisation prochaine, et la réalité des déterminants sociaux qui l’en empêche. Tout le film repose sur cette tension, tour-à-tour comique et dramatique.


Joy paye le prix d’être née femme. On lui rappelle sans cesse que sa place est d’être au côté d’un « prince charmant » ou d’élever ses enfants sans faire de vagues. De manière très lucide, le réalisateur montre que cette domination masculine n’est possible qu’avec l’assentiment des femmes des générations précédentes. Joy est donc doublement asservie par sa condition : par les hommes qui se sentent menacés sur leur terrain des affaires, et par les femmes qui ont incorporé les stéréotypes des premiers. Le premier frein que doit combattre Joy, c’est l’inertie provoquée par sa famille. David O. Russell arrive a montrer cette dimension a priori tragique sous l’angle de la pure comédie, où les répliques fusent et les gags s’enchaînent pour notre plus grand plaisir.


J’avais été très moyennement convaincu par American Bluff malgré sa moisson de nominations aux Oscars. Probablement que comme beaucoup de spectateurs, il me manquait les références proprement américaines pour comprendre la portée du film. En choisissant ici la forme d’un conte, le réalisateur permet à son propos de prendre une ampleur universelle, sans pour autant lisser les aspérités qu’il révèle du rêve américain.


En apparence très classique, le film crée des ruptures de ton qui se traduisent par des choix techniques parfois déroutants. J’ai repéré à quelques moments des approximations au niveau du cadre, mais à la réflexion ces plans me semblent reflétés le propos du réalisateur : ils ponctuent son discours sur la confrontation du rêve américain avec la réalité. Quand cet idéal de réussite est ébranlé, les répercussions s’en font sentir jusque dans l’image, elle-même déstabilisée. Pour ce qui est de l’utilisation de la musique, j’ai beau cherché une explication, je n’en comprends pas la logique : les morceaux s’enchaînent sans permettre de véritable séquence musicale. Leur rôle semble de meubler une bande son sans véritablement leur permettre d’exister. On reconnaît le début ou des parties de morceaux de quelques secondes, avant d’être fondues dans un autre univers musical. Ce côté DJ mal maîtrisé (on est loin de l’enchaînement des morceaux de Django Unchained) pourra frustrer les mélomanes dans la salle. Par contre, le film se distingue par son montage image virevoltant mais toujours pertinent. Il y a fort à parier que le film fasse débat sur le volet réalisation technique, car elle fait profil bas par rapport à d’autres grands films de l’année 2015 (voir le TOP 2015 de la rédaction). Pour moi c’est un point fort du film, avoir su se reposer sur son histoire plutôt que sur une image m’as-tu-vu.


Comment ne pas évoquer la performance des acteurs géniaux réunis par David O. Russell ? Le plaisir immersif du film n’est possible que grâce à cette somme de talents, orchestrés grâce à l’autre grande qualité technique du film : sa direction d’acteurs. C’est bien de réunir une brochettes de stars (Jennifer Lawrence, Robert De Niro, Bradley Cooper, Isabella Rossellini, etc.) encore faut-il savoir les utiliser. Le très récent Knight of cups m’avait prodigieusement énervé pour avoir sous-employé les pointures à l’affiche. Dans JOY, David O. Russell recrée l’alchimie entre Jennifer Lawrence, Robert De Niro et Bradley Cooper qu’il avait réussi à installer dans Happiness Therapy tout en donnant à Jennifer Lawrence un véritable rôle de composition qui fera instantanément oublier l’adolescente de la saga Hunger Games. Jennifer Lawrence se révèle avec ce film une des meilleurs actrices de sa génération. Grâce aux émotions qu’elle arrive à transmettre, le conte féministe s’ancre dans la réalité. En définitive c’est elle qui nous fait croire à la « magie » de cette histoire vraie.


JOY est un feel-good movie qui taquine le rêve américain, mais cette success story renferme aussi une certaine nostalgie. Bien que se déroulant dans les années 90, le film évoque davantage par son style visuel la période dorée des années 1950. En sortant de la salle, un doute émerge : les choses ont-elles véritablement changé pour les femmes aujourd’hui ? Les obstacles familiaux et sociaux que Joy doit traverser pour connaître le succès sont encore présents. Le film est donc à proprement parlé « intemporel. » JOY est autant un conte de fée qu’un récit biographique. Il appartiendra aux petites-filles comme aux plus grandes de croire ou non en la réussite mythique de Joy, pourvu qu’elles l’imitent.


Critique par Thomas, sur Le Blog du Cinéma

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le 2 janv. 2016

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