Curieusement, les deux seuls passages que j'ai trouvés superflus sont ceux qui font la signature habituelle que j'aime chez Xavier Dolan : ces plans à la Malick, remontées nostalgiques, instants romantiques ou bucoliques sur fond de musique emblématique des 90's.


Du reste, il n'est pas un millimètre de bobine à jeter dans ces 1h30 de huis clos qui permettent au jeune prodige québécois de faire (enfin, diront certains - mais certainement pas moi) oeuvre de maturité et de laisser exploser son immense talent. De prouver (si besoin en était) qu'à 27 ans, il n'a rien à envier aux plus grands réalisateurs et qu'il sait diriger avec une maestria éblouissante un casting stratosphérique. Là on l'on aurait pu craindre que ces cinq monstres du cinéma hexagonal s'entredévorent, chacun laisse au contraire éclater divinement sa palette de jeu avec une justesse quasiment surréaliste.


A l'instar du théâtre classique, Juste la fin du monde propose une unité de temps (une journée), de lieu (la modeste maison familiale, sauf une exception) et d'action (les raisons de la venue inopinée de Louis). La caméra de Dolan ne quittera pas les visages qu'il filme au plus près avec, en point de mire celui, sublime, de Gaspard Ulliel dont la beauté préraphaélite, la timidité distinguée, crèvent l'écran dès les premiers instants. Il est l'infans (celui qui ne parle pas et qui aurait pourtant tant à dire), celui dont chaque regard est une confession qu'il offre celui ou celle qui aura la patience et la bonté de savoir le lire.


C'est le cas de la rougissante et maladroite belle-soeur, incarnée par une Marion Cotillard en grande forme qui renoue avec ses rôles de gourde adorable et gentiment lunaire tels que dans Big Fish ou Dikkenek. Malhabile communicante du verbe, mais bienveillante, attentive dans ses yeux grands ouverts sur l'autre, au point de s'en oublier elle-même, de peur de blesser, de mal dire, de mal faire...C'est à mon sens le premier personnage à comprendre la raison de la venue de Louis : le long échange de regards sur le canapé entre les deux personnages lors de l'apéritif est une confidence qui se passe de mots.


Ce film m'en a évoqué d'autres, dialogue discret entre des œuvres qui racontent toutes avec intensité, finesse et humour, cette famille que l'on adore détester, que l'on (h)aime à en crever de ne pas réussir à leur dire tout ce qu'on l'on souhaiterait. Il y a bien sûr C.R.A.Z.Y, le film siamois, québécois lui aussi, castant le sosie de Gaspard Ulliel en la personne de Marc-André Grondin et qui parle aussi de cette incommunicabilité, de cette incompréhension de l'entourage face aux questions intimes, avec toujours ce tressage du drame et de la comédie, que l'on retrouve souvent chez Dolan.


On retrouve aussi un peu d'Un air de famille de Klapisch dans les rôles éternels que chacun s'assigne et contre lesquels il peste, les singulières réactions épidermiques que suscite l'entourage le plus proche et le malaise qui en naît parfois, face à ces gens si proches, si familiers et pourtant parfois si tellement hors de portée...


Il faudrait écrire un paragraphe par acteur de ce film tant chacun le mériterait. Aucun ne tire la couverture à lui, chacun exprime la singularité de sa voix grâce à une écriture parfaite et des dialogues diablement incisifs (directement repris de la pièce de Jean-Luc Lagarce). Le scénario permet à Gaspard Ulliel de rencontrer en tête-à-tête chacun d'entre eux : autant d'apartés cathartiques qui dévoilent le secret des personnalités. Louis ne dit rien et c'est justement son silence, l'espace qu'il crée, qui permet aux confidences de trouver à s'exprimer.


Que dire des acteurs, tous plus incroyables les uns que les autres dans leurs excès, leur humanité, leur sensibilité écorchée, leurs larmes non feintes ? C'est dans les regards, d'une intensité bouleversante, que Dolan extraie les vérités de chacun. Ces paupières qui se baissent, gênées, ces pupilles, bleues ou brunes, qui lancent des éclairs ou des appels de détresse - des moments bien souvent assortis de morceaux symphoniques qui apportent aux scènes de mirettes une puissance émotionnelle dévastatrice.


Nathalie Baye, l'immense Nathalie, overfardée de bleu électrique, bouche grenat de mère maquerelle, moulée dans un théâtral tailleur rouge sang, strict carré auburn, bijoux clinquants, m'a au départ un peu effrayée (comme souvent, certains personnages de mères hystériques chez Dolan) pour finalement me toucher en plein cœur. C'est toujours le cas chez ce réalisateur : il faut de la patience pour dépasser les premières impressions parfois déplaisantes, découvrir l'étendue réelle des personnages qu'il fait jouer - que se fendille enfin la coquille, que la vérité se fasse jour.


Léa Seydoux. Bon, je pense que tout le monde est (enfin) convaincu que la demoiselle n'est pas qu'une fille de ? Elle campe ici une incroyable Suzanne, remarquable de justesse et d'émotion à fleur de peau, drôle, touchante, lacrymale, volcanique - irréprochable. Quant à Vincent Cassel, alors qu'habituellement ses personnages d'éternel cabotin me fatiguent, avec Dolan aux manettes, le voilà qui endosse son meilleur rôle depuis longtemps. Il est cet insupportable grand frère moqueur, orgueilleux et irascible, aîné donc chef de famille auto-proclamé, qui aime à régenter son petit monde du haut de sa grande gueule. La scène entre Gaspard et lui dans la voiture, dans un dialogue jubilatoire que ne renierait pas Yasmina Reza, est un monument d'humour d'une finesse sans pareille et qui a le mérite de soulever l'inanité des banalités quotidiennes échangées pour meubler le vide d'un habitacle.


Il y aurait un paragraphe à écrire à chaque instant de ce film grandiose qui montre qu'il n'est guère besoin de grand chose pour faire un grand film - il faut, avant tout, de très grands acteurs. Alors quand, pour couronner le tout, nous avons une mise en scène au cordeau à la fois oppressante, ténébreuse et solaire, une bande-originale excellemment choisie as always chez Xavier (le très beau - et évident - Home is where it hurts de Camille en ouverture, puis Natural Blues de Moby pour clore sur une scène finale d'une poésie magnifique), une photographie léchée qui mêle teintes fauves, ternes ou lumineuses, avec ces visages si merveilleusement mis en lumière...


J'en pleurerais tant ce fut beau, mais ce serait réduire cette oeuvre à un bijou d'émotion - ce qu'elle est, mais pas seulement. C'est aussi une réflexion profonde et subtile sur le noyau familial, sur les relations que l'on tisse avec sa fratrie, sur les années qui les érode parfois, sur l'amour d'une mère pour sa progéniture, sur les silences qu'on s'impose par peur de blesser, sur la colère brusque qui cache mal l'affection, sur les distances que l'on met avec ceux qui, par leur proximité, leur connaissance de nous, sont aussi les plus prompts à nous heurter.


Mais Xavier, Xavier, tu n'as même pas 30 ans et tu nous offres déjà ça : que sera-ce à 50 ans ? Je ne vais pas une nouvelle fois hurler mon enthousiasme pour celui que j'ai toujours considéré comme un génie. Je ne vois tout simplement pas comment il est encore possible que certains en doutent encore.


Juste la fin du monde dénote vis à vis du reste de sa filmographie : gommé tout accent québécois, l'homosexualité y est à peine évoquée, les relations avec la mère sont, du point de vue du protagoniste, dénuées d'hystérie, et la part autobiographique est absente. Et voilà donc déjà, à 27 ans, le film de la maturité, le film qui prouve que ce cinéaste qui déchaîne les passions a une véritable vision, une esthétique riche et variée - et qu'il sait tisser une complicité et gagner la confiance des plus grands talents du 7ème art.


Les critiques jaloux, cyniques ou insensibles pourront bien railler et s'époumoner autant qu'ils le voudront : mégalomane, narcissique ou que sais-je, Xavier Dolan a moins de 30 ans, un regard, une vraie poétique cinématographique mêlant merveilleusement son et image - et sait surtout diriger et sublimer ses acteurs comme j'ai rarement vu.


Juste un chef-d'oeuvre qui me hantera pour longtemps...

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le 30 sept. 2016

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