Koyaanisqatsi
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Koyaanisqatsi

Documentaire de Godfrey Reggio (1983)

Ambiance musicale : l'acte II de "The Photographer", mon morceau préféré de Philip Glass.


Les premières minutes de « Koyaanisquatsi » sonnent comme une fresque naturaliste. De longs plans d’environnements déserts, luxuriants de végétations ou arides de poussière, sans âmes qui vivent. Belles à s’en damner, ces premières séquences peuvent toutefois laisser circonspect dans un premier temps. Mais progressivement surviennent les premières marques humaines. Le désert immuable et serein de tout à l’heure est envahi par des pilonnes électriques, polluant le paysage et l’atmosphère. Non, « Koyaanisquatsi » n’est pas un documentaire écologique engagé cher à Yann Arthus Bertrand. C’est le portrait lucide et désespéré, sans concession d’un monde qui file à toute vitesse. Un monde où confondre une foule se déversant hors du métro avec de la chair à saucisse n’est qu’une affaire de montage. Un monde… Le nôtre.


Cette succession de plans souvent longs sans voix-off, simplement rythmés par la magistrale bande-son de Philip Glass, ont pour but de représenter l’instabilité de la vie urbaine, la dimension monstrueuse du quotidien de milliards de personnes. Et malgré les apparences, la démarche du documentariste Godfrey Reggio est très méthodique, procédant par étapes, et par une rigoureuse symétrie. Il oppose constamment la frénésie humaine à la tranquillité désertique, prouvant par d’habiles rapprochements d’images la futilité de notre existence de citadin lambda, face à l’écrasante éternité d’un sommet rocheux. Même, il remue le couteau dans la plaie, en baladant son impassible caméra vers des villes désertées, immeubles à l’abandon s’effondrant par de glaçantes explosions. Après cela, les vaillants buildings de Manhattan qu’il montre juste après ne paraissent pas si solides (d’autant plus après le 11 septembre). Ces habitations de centaines de mètres de haut sont finalement aussi éphémères que tout le reste, que toute activité humaine. La vanité capitaliste mise à mal.


Son regard sur l’humanité n’est pas tendre, mais pas non plus dénuée d’attachement ou d’empathie. Et c’est cela qui fait de « Koyaanisquatsi » un chef-d’œuvre, car parfois, le réalisateur distille quelque note d’espoirs envers l’évolution de notre société. L’homme est parvenu depuis peu de temps à faire décoller d’énormes engins, lui permettant de voyager d’un bout à l’autre de la planète, et même sur la Lune ! C’est la capacité d’exploration humaine, de curiosité que le réalisateur met ici en valeur, pour mieux la détruire dans un dernier plan terrifiant, qui remet brutalement la tête sur les épaules, alors qu’on aimerait la faire voguer dans les étoiles.


Mais si ce dernier plan pourrait marquer une conclusion nihiliste de la part du réalisateur, il n’en est rien. Car l’essentiel de son espoir ne réside pas dans une fusée spatiale, mais dans chacun d’entre nous. Alors que l’humain est montré la plupart du temps comme une fourmilière, ou comme un être avide d’images de télévisions, Reggio impose durant de courts instants des portraits plus précis, en filmant une adolescente face caméra dans le métro, un groupe d’amies visiblement marquées par la vie, ou un pilote de chasse posant devant son appareil, fier plus que jamais. Il nous rappelle de cette manière que si l’homme est entraîné dans un monde parmi des milliards d’autres aux fondements absurdes, chaque être humain est un monde à lui tout seul et cela n’appartient qu’à lui de le cultiver et d’en faire quelque chose de cohérent, de vivable.


Enfin, pourrait-on reprocher à « Koyaanisquatsi » d’être élitiste, de privilégier un propos nébuleux aux interprétations discutables (y compris la mienne) à tout le reste ? Non, car il est avant tout une expérience visuelle et sensorielle incroyable. Rarement, j’ai vu un aussi beau et envoûtant mariage entre images et sons. Philip Glass est un compositeur de génie, et transcende chaque plan déjà d’une réussite technique extraordinaire. Cinq ans de tournage, et presque autant de montage, il n’aura pas fallu moins aux créateurs d’un tel monument pour parvenir à ce tour de force, multipliant les escapades aériennes et les accélérés vertigineux, explosant parfois la palette de couleur, mais gardant toujours un fil conducteur donnant du sens à chacune des images.

Marius Jouanny

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