Le petit commerce de la chair. Sa mélancolie diffuse, ses crises passagères, sa chaleur tarifée. Ouvrir grand les portes d'une maison close, en soi, c'est presque contre-nature, voyeuriste par essence. L'Apollonide n'a que faire des jugements moraux, les tableaux vivants qui le composent sont faits de crainte et d'habitude.


Certains diront que L'Apollonide livre une vision déréalisée d'un bordel parisien fin XIXème. Trop familial, trop propre, trop confortable. Ils auront raison mais dépeindre la dure réalité sans en faire trop ni arrondir les angles, c'est un sacré exercice. Le long-métrage de Bonello prend le pari de traquer les sentiments là où ils sont d'ordinaire abolis, d'embellir un peu plus ses comédiennes pendant que leurs protagonistes errent comme des mortes en suspens. Un entre-deux dont le pouvoir d'envoûtement s'accompagne toujours d'une émotion à fleur de peau, chronique charnelle où brutalité soudaine, sourires complices et gestes fragiles se côtoient sans se contredire.


Bien que dédié au vice, ce microcosme-là est constamment bercé par un attachement sincère, entre les filles comme avec leurs clients. De temps à autre, quelques visages désabusés émergent. En premier lieu, celui de l'habitué incarné par Louis-Do de Lencquesaing, incapable de rentrer chez lui même à l'aube. "J'aime profondément les putains, je les trouve merveilleuses. Elles m'émeuvent... Je me sens bien avec elles, c'est terrible", avoue-t-il à la mère maquerelle au détour d'une conversation matinale. C'est lui, également, qui peut rester des heures à contempler l'entrejambe de ses favorites, arguant qu'on "ne regarde jamais assez à l'intérieur du sexe des femmes". Peint en 1866, soit environ cinquante ans avant la période où se déroule L'Apollonide, L'Origine du monde de Courbet a sans doute trouvé là son admirateur le plus obsessionnel.


L'Apollonide, un circuit fermé, noctambule, où l'unique sortie des filles ressemble presque à une anomalie. Comme un fait exprès, c'est durant cette parenthèse que la palette chromatique baroque, faites de couleurs chaudes, intimes et imposantes (certaines scènes d'intérieur sont une déclaration d'amour à la Vénus au miroir de Vélasquez) cède la place à des compositions qui vont puiser chez les impressionnistes français. Dans le même ordre d'idée, le long-métrage s'offrira un épilogue en forme de rupture esthétique, ainsi qu'un dernier plan porté par une simple mais brillante idée de casting.


Qu'on ne s'y trompe pas, L'Apollonide ne nourrit pas un dessein sociologique. Ce qu'il montre, observe et admire, ce sont des femmes, des femmes et encore des femmes. Sous l'objectif de Bertrand Bonello, elles sont étourdissantes de beauté, de grâce et d'intelligence - la première scène de repas, où chacune raconte ses anecdotes à la nouvelle venue, est un trésor de scénariste. Mais aussi noyées dans un luxe chimérique où elles sèchent leurs larmes en silence, s'accordent un geste d'affection entre deux passes puis s'étreignent douloureusement dans ce qui est la plus belle veillée funèbre que j'ai vue sur un écran de cinéma...


Le grand oublié des César 2012 est aussi le film qui les méritait tous. Quelque part, un chef-d'oeuvre comme celui-ci, j'aimerais le garder pour moi tout seul. Mais il mérite d'être découvert par le plus grand nombre, de laisser sa violence latente, sa puissance picturale, son humanité écrasante et son atmosphère hypnotique happer et émouvoir jusqu'aux spectateurs les plus blasés.


Juste un des plus grands moments de ma courte vie de cinéphile, tous genres et nationalités confondus.

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le 28 févr. 2014

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Fritz_the_Cat

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