Parmi les nombreuses obsessions qui traverse sa pharaonique filmographie, Alfred Hitchcock en a une tellement évidente qu'elle n'est pas celle qu'on retient le plus. On analyse habituellement les nombreux couples qui traversent son cinéma, dont notamment les schémas machistes qui évoluent vers un certain féminisme, les objets et parties du corps signifiant un fétichisme assumé ou un macguffin, les archétypes d'abord classique puis s'engouffrant dans la psychanalyse avec "Vertigo" et "Psychose"... Tout cela donne difficilement à voir la vision générale du cinéaste sur la société et l'être humain. Reste une dimension essentielle de ses films : la description méthodique des codes sociaux, des habitudes et du comportement de ses personnages, principaux et surtout secondaires, qui ne se cantonnent pas dans certains métrages à leur seule fonction narrative.


De toutes les mascarades sociales qu'Alfred a pu imaginer, la plus grinçante et symptômatique de sa vision de l'être humain pourrait bien être "La Corde" (1948). C'est tout d'abord le huis clos le plus radical du réalisateur : filmé en une suite de plans-séquence donnant l'impression d'un seul et même plan (la chose étant impossible en pellicule, on peut déceler des coupures plus ou moins discrètes) le métrage ne se déroule que dans une seule et unique pièce d'appartement. Cela amène le récit à brûler les préliminaires dès les premières minutes, où tout le programme narratif est annoncé : deux étudiants étranglent un de leur camarade avec une corde, cachent son corps dans la malle du salon et, comble de la perversion, annoncent leur intention de recevoir tous les proches du défunt dans ce même salon pour une fête cordialement macabre. Le cerveau du couple est très excité à l'idée de rendre son méfait invisible aux yeux des connaissances, tandis que l'autre se décompose déjà de peur. Le postulat de départ est simple, mais l'omniscience du point de vue du spectateur va vite complexifier les choses. L'arrivée des invités explose ainsi un cadre narratif jusque-là dénudé. Si l'unité de lieu et de temps est respectée, la multiplication des protagonistes fait fuser les dialogues et les enjeux de toutes parts, jusqu'à l'arrivée du professeur démiurge. Magnifiquement interprété par James Stewart, il va disséquer les rapports sociaux mis en place pour découvrir leur dysfonctionnement. Prévue par les meurtriers comme le clou du spectacle, celui de berner leur propre mentor idéologique et scolaire, la présence de ce dernier va se révéler en ver dans la pomme.


C'est par ce processus de déréalisation, où James Stewart prend progressivement conscience de l'étrangeté de la situation sociale dans laquelle il est jeté, que chaque personnage secondaire prend son importance. La banalité des conversations, en plus d'être souvent drôle, à l'image de la vieille tante incapable de se rappeler de noms d'acteurs, sert ainsi à faire dénoter les moments de disruptions où le meneur des deux meurtriers étale son cynisme et son mépris égocentrique qui l'ont amenés à commettre le crime. Le contraste n'a beau qu'être verbal, il n'en est pas moins saisissant : en forçant deux anciens amants à se revoir, puis en offusquant l'honorable père de famille par l'éloge du meurtre, sans préciser lequel, l'étudiant goguenard fait figure de loup dans la bergerie, propre à éclabousser les normes sociales pour souligner leur petitesse. De manière détournée, ce sont ces conventions qu'Hitchcock étrangle sans ménagement, en introduisant un malaise de plus en plus palpable au milieu du dîner mondain. Au point qu'on finirait par croire dur comme fer à la thèse de "l'homme supérieur" qui justifierait le crime, tellement la médiocrité bourgeoise est étalée avec malice.


Cette dérive de la pensée de Nietzche est exposée par le professeur d'abord enjoué, puis suspicieux à l'égard de son élève qui semble prendre trop au sérieux cette thèse pas si éloignée du nazisme. S'il admet volontiers le vide intellectuel des hôtes, James Stewart n'admet leur génocide qu'en idée, et pas en acte. Car si Hitch' démontre ses penchants misanthropes, il ne s'en révèle pas moins humaniste : la maîtrise de l'élève meurtrier à humilier ses invités ne peut aller trop loin sans souffrir de ses limites. Ainsi, quand il pousse le vice jusqu'à lier une pile de livres offerts au père du défunt avec l'arme du crime qui donne son nom au film, son complice épouvanté ne peut que les trahir aux yeux de James Stewart. Le premier grain de sable dans la machine infernale est peut-être pitoyable, il est celui d'un dépôt d'humanité au fond de l'inconscience. Le deuxième est celui du chien de troupeau repenti de son mépris pour les moutons : quand le professeur découvre le crime en dernière partie de métrage, il prend conscience de la dangerosité d'un discours idéologique comme le sien. Prônant une hiérarchie naturelle entre les êtres sans prendre acte des conséquences de cette forme de domination, il justifie l'absence de pitié jusqu'au meurtre. James Stewart découvre finalement l'utilité des normes sociales qui perpétuent les soirées mornes et ordinaires comme autant de codes de reconnaissances. Bien que mis à mal par l'absence d'humanité du meurtrier, ils ne sont à bien y réfléchir que simple désir d'affection pour les deux amants réconciliés et croyance humaniste pour le père de famille malmené.


Au bout du compte, c'est Alfred Hitchcock le véritable maître de cette satire sociale. En faisant intervenir son alter-ego James Stewart pour rétablir la morale et la justice, il tue dans l’œuf et condamne le metteur en scène meurtrier qu'il ne veut pas devenir. Au tournant de sa filmographie qui l'amènera aux chefs-d’œuvres des années 50, le cinéaste réalise une auto-critique salvatrice, pour éprouver son empathie à l'égard des personnages qu'il filme. Une telle mise en abyme le pousse à assumer son cinéma en tant que vecteur idéologique qu'une trop grande distanciation cynique peut déshumaniser. Le retour d'humanité finale achève un combat intérieur vers une plus grande maturité qui, en explosant son dispositif formel ici cantonné au plan-séquence et aux dialogues théâtraux, produira des sommets cinématographiques comme "Fenêtre sur cour" et "La Mort aux trousses".

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le 18 juil. 2017

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Marius Jouanny

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