Il est des artistes que l'on apprend à connaître par le biais de leurs œuvres. Peu à peu, livre après livre, film après film, se développe un propos, s’échafaudent des thèses ou se dessinent psychoses et obsessions. D'autres se présentent à nous portés par le souffle de la rumeur. C'est le mythe de leur vie et de ce qu'ils ont créé qui, par l'intermédiaire d'un écran, d'un haut-parleur ou d'une chaîne de bouches et d'oreilles, les a conduits à nous. Je n'avais jamais lu un livre de Jodorowsky, je n'avais jamais vu un de ses films ni lu aucune de ses bande dessinées et pourtant, il y avait déjà dans mon cerveau une image Jodorowsky, l'image sulfureuse d'un homme habité par le mysticisme et l'ésotérisme, le réalisateur de La Montagne Sacrée, le scénariste de L'Incal, que leur réputation précédait.

Dans La Danza de la Realidad, c'est plus particulièrement sur le mythe de son enfance qu'il se penche, dominée par le contexte économique et social délicat du Chili des années 30 et surtout l'impressionnante figure de son père, qui fut aussi tyran en son foyer que Carlos Ibañez l'était alors en son pays. A Tocopilla, petite ville septentrionale à la fois côtière et minière, la vie n'est pas tendre. Les mineurs y sont exploités, malmenés puis jetés au rebut, les pestiférés parqués comme des bêtes de somme. Les étrangers qui réussissent font fort logiquement face à la jalousie de locaux plongés dans la misère, et l'anti-sémitisme ne rôde jamais bien loin. Petit juif ukrainien à la silhouette fluette et au teint si clair, Alejandro a bien du mal à assumer sa différence, et même à comprendre pourquoi elle constitue un problème, et lutte tant bien que mal pour coller au plus près du modèle de virilité et d'intransigeance cher à son père.

Fidèle à sa théorie psychomagique, Jodorowsky - selon ses propres mots - administre avec ce film un coup de pied affectueux au cul de la réalité, la fait sortir de son inertie et la regarde danser. Sans parler d'édulcoration, car il conserve à la fois son tranchant et sa laideur, il ne se prive toutefois pas de la remanier par petites touches, de lui injecter un soupçon de poésie, comme pour se réconcilier avec elle. Son village se métamorphose ainsi en terrain d'expérimentation où lyrisme et onirisme se mélangent avec bonheur, rappelant sous certains aspects - quoique de façon beaucoup moins conventionnelle - l'excellent Big Fish, du temps où Tim Burton avait encore quelque chose à dire. Jodorowsky s'amuse avec sa propre histoire, mais pas seulement... Selon lui, se réinventer aurait en effet une vocation cathartique capable de guérir l'âme et de renforcer les liens familiaux. C'est pourquoi il demande à son fils d'incarner le rôle de son père, invente à ce dernier un passé d'artiste de cirque, transforme sa mère en cantatrice du quotidien et s'imagine avec elle des parties de cache cache didactiques et peinturlurées, tout cela avec un humour poétique et absurde qui fait sourire même du plus grave des propos. Succession de scènes qui burlesques, qui tragiques, souvent surréalistes, le film réussit pourtant l'exploit de ne presque jamais perdre de sa substance. Le symbolisme très marqué de sa mise en scène tombe rarement dans le piège de l'élitisme : ce qu'il gagne en esthétique, il ne le perd ni en clarté, ni en pertinence. Tout juste pourra-t-on lui reprocher, sur ses 130 minutes et quelques de longueur, une petite chute de rythme autant que de flamboyance au moment d'aborder l'épopée de désillusion du patriarche, parti la fleur au fusil courir sus au tyran.

Tout de noir vêtu et de blanc velu, Jodorowsky arpente nonchalamment les couloirs de son enfance. Tout ce qu'il voit n'est pas très beau, tout ce qu'il entend ne sonne pas très juste, tout ce qu'il hume ne fleure pas bon la fleur des champs. Il pourrait se résigner à voir ce qu'il voit, entendre ce qu'il entend et humer ce qu'il hume mais le bougre ne croit pas en l’inaltérabilité du passé. Le passé est l'esclave du souvenir et le souvenir est comme le point de vue que l'on aurait sur un paysage lointain avec une lunette grossissante. Ajoutez un filtre à la lunette - au hasard, la poésie - et rien de ce que vous verrez ou comprendrez ne sera pareil. Jodorowsky erre dans le dédale de son enfance et ne se tient jamais bien loin de son moi d'alors. Parfois il le réconforte, le serre dans ses bras, le sauve de sa tristesse et de son doute. "Tout ce que tu seras, tu l'es déjà", lui souffle-t-il à l'oreille, comme si l'existence ne pouvait qu'inexorablement nous mener au point précis où l'on doit aller, et qu'il ne dépendait que de nous d'en être satisfait, de nous sentir à notre place, d'apprécier la beauté simple de ce qui est.
Furodo
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le 24 déc. 2013

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