Dans un manoir décrépit de la banlieue de Boston, sur un vieux canapé fatigué émergeant tant bien que mal d'un foutoir d'instruments, de vinyles et de matériel hi-fi, repose lascivement un homme au torse nu, brun, le teint cireux et la chevelure en bataille. A des milliers de kilomètres, dans un appartement niché au cœur du labyrinthe des rues de Tanger, une femme vêtue de bleu, la peau blanche comme l'ivoire, est allongée sur son lit au milieu de ses livres. Adam et Eve arpentent le monde depuis des siècles, fuient la lumière du soleil et se nourrissent de sang. Partant de là, je ne vous ferai pas l'affront de préciser à quelle espèce de prédateur nocturne ils appartiennent. Pour autant, les suceurs de sang de Jim Jarmusch n'ont pas grand chose à voir avec leurs cousins du cinéma et de la littérature. A des lieues du Dracula maléfique - au sens chrétien du terme - de Bram Stoker, des adolescents niaiseux de Twighlight ou des intrigants de la Mascarade, le couple antédiluvien d'Only Lovers Left Alive se rapproche beaucoup plus des héros sombres et tourmentés des romans d'Anne Rice, avec en commun cette même vulnérabilité face aux transformations sociétales induits par le "progrès". Profondément dégoûté par le chemin que suit l'humanité, par son aveuglement et l'auto-mutilation de son potentiel, le romantique Adam - celui qui se soucie - se repose sur sa compagne - celle qui ressent - pour garder les pieds sur terre, et ramener son regard à l'endroit et l'instant précis où ils sont plantés.

Suite à Broken Flowers, d'aucuns prétendirent que Jim Jarmusch avait bazardé sa casquette de réalisateur indé pour se tourner vers le mainstream. Allez savoir pourquoi le bonhomme s'en offusqua et, tout dressé sur ses ergots, répliqua avec The Limits of Control, sorte de trip abscons et hallucinatoire qui laissa plus d'un spectateur sur le carreau. Quatre ans plus tard, la blessure à la fierté guérie, JJ - non pas celui Star Trek - nous revient avec un long-métrage tout aussi nocturne mais plus accessible, ce qui n'empêche pas cet Only Lovers Left Alive d'être un objet cinématographique tout à fait singulier. Singulièrement beau, pour commencer. On peut dire ce qu'on veut du père Jarmusch, il y a dans sa manière de filmer la nuit, ces quelques heures où le temps semble retenir son souffle, une langueur envoûtante, que l'on percevait déjà dans Ghost Dog et qui donne ici sa pleine mesure. Dans Detroit, siège désormais déclinant de l'industrie automobile, celle-là même qui contribua à bâtir la puissance économique américaine, les routes vides et les bâtiments en ruine esquissent le visage exsangue d'une ville mort-vivante, dont les entrailles délétères peuvent engloutir n'importe qui jusqu'à l'oubli. A Tanger, d'inquiétantes silhouettes hantent ruelles et allées, prétendant avec insistance pouvoir fournir au passant tout ce dont il pourrait avoir besoin. Les lumières sont blafardes, l'obscurité omniprésente et pourtant, la nuit ne revêt pas la chape d'oppression qu'on lui prête habituellement ; au contraire elle apparaît comme un sanctuaire, un lieu en marge du temps, quoique faussement à l'abri des effets de sa course.

Une ambiance visuelle ensorcelante soutenue - pour ne rien changer - par une bande originale absolument irréprochable, sorte de trip néo-rock minimaliste envahi de sonorités qui orientales, qui médiévales, pour un mariage extrêmement sensuel entre passé et modernité. Mélangées aux plaintes saturées de la guitare électrique et au grondement sourd de la basse, les trilles mélancoliques du luth et du oud confèrent au tout l'empreinte d'une nostalgie profonde envers un monde qui, pour se renouveler en permanence, n'en cesse pas moins jamais de disparaître.

De ce mélange de sonorités euphorisantes et d'images feutrées résulte une atmosphère pleine de grâce et de sérénité qui trouve un écho dans l'extrême sobriété dramatique du film. Car soyons honnête, sur les deux heures et quelques que dure le long-métrage, il ne se passe pas grand chose. Longuement préparé durant un premier acte qui prend ses aises - près d'une heure et demi tout de même - l'incident déclencheur arrive bien tard, pour une action qui s'achève à peine commencée avec un climax aussi nonchalant et peu conflictuel que le reste, comme si tout ceci n'était qu'un prétexte pour installer une ambiance, développer un discours. Et le pire, c'est que ça fonctionne. L'ossature dramatique du film a beau être infinitésimale, elle n'en est pas moins là et parvient à retenir suffisamment l'attention du spectateur pour lui permettre d'apprécier à leur juste valeur le charme et la volupté de sa mise en scène.

Tilda Swinton, aussi énigmatique que de coutume et Tom Hiddleston, bien plus à son avantage ici que sous les cornes d'un dieu nordique honteusement dénaturé (1), évoluent dans cette nuit perpétuelle avec une élégance sépulcrale. A la fois purs et doctes, attachés l'un à l'autre par la malédiction qui les éloigne d'un monde qu'ils ne comprennent plus, et qui ne peut plus les comprendre, ils apparaissent tels les deux hémisphères d'une même tête pensante. C'est ce qui fait toute la force de cette romance antédiluvienne. L'un gamberge, l'autre ressent et s'inspire, mais il est clair que l'un ne pourrait exister sans l'autre, et que l'autre ne pourrait exister sans l'un.

Au travers de ces deux immortels impavides et philosophes, Jarmusch véhicule sa propre vision, pessimiste et résignée, d'une humanité frappée d'un défaut tragique fatal : le manque de recul, et consacre le génie artistique et le sentiment amoureux comme étant les seuls concepts humains dignes de passer à la postérité. Et s'il y a sans conteste de sa part une certaine forme de suffisance (2) à se poser ainsi en donneur de leçons, cette dernière est en partie désamorcée par un humour flegmatique et désabusé permettant à cet OCNI esthétiquement parfait, et ce malgré l'absence d'intrigue, de ne pas renier sa part d'humanité.

(1) cf. Thor et Avengers

(2) D'aucuns parleront plutôt de dandysme, exacerbé par une poignée de références clinquantes et m'as-tu-vu amenées à la truelle, et dont on se serait bien passé tant elles contrastent avec le raffinement du reste du film.
Furodo
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le 6 mars 2014

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