La Divine
7.5
La Divine

Film de Wu Yonggang (1934)

La Divine...beauté d'un titre, somptuosité d'une affiche, où la profonde mélancolie d'un visage accroche et fascine.
Et devant nos yeux la femme s'anime et prend vie : élégance d'une silhouette aux formes pures sous la longue robe fendue, je découvre Ruan Lingyu, actrice phare du cinéma shangaien des années 1930, et c'est toute l'intériorité et l'intensité de son jeu qui éclate, vrai, authentique, dans les gros plans du premier film de Wu Yonggang, et ce, sans qu'il soit presque besoin d'intertitres.


Une mère prend un enfant dans ses bras : regard chargé d'amour, sourire attendri, avant de le reposer, calmé, dans son berceau, mais inquiète tout à coup elle regarde l'heure, et c'est une autre femme qui semble émerger du miroir, fardée, coiffée, cheveux lissés derrière les oreilles qui s'ornent de délicates pendeloques, le regard se fait plus dur, presque désabusé, le travail l'attend.


Cigarette à la bouche mais grâce de déesse, elle arpente la rue sous les regards insistants des passants, dédaigneux ou avides, qui n'ont d'yeux que pour les fentes suggestives de sa robe, tandis que la police guette : elle échappe de justesse à la rafle, tombant sous la coupe de son horrible "sauveur", visage lourd et corps massif, sourire ignoble et sûr de soi, le Boss a mis la main sur sa proie et ne la lâchera plus.


Jeux, tripôts, argent sale, c'est toute la noirceur de la société chinoise des années 30 qui est montrée du doigt, le réalisateur dénonçant en outre un problème majeur, la prostitution, sans toutefois la représenter réellement à l'image, ce qui lui donne une force d'évocation peu commune, qu'accroissent encore les expressions changeantes de l'héroïne, sa capacité à modeler son visage, enchaînant les sentiments contradictoires, tiraillée qu'elle est entre son personnage de mère aimante et "pure" et son métier de prostituée.


Tous les éléments du mélodrame sont ainsi réunis, excitant la compassion : femme victime, proxénète infâme, enfant innocent, et l'on retiendra ce plan magnifique cadré uniquement sur les deux paires de jambes masculines et féminines illustrant de façon magistrale le plus vieux métier du monde et l'exploitation de la femme soumise au pouvoir de l'homme dans la corruption urbaine de cette période.


Et dans le marasme ambiant de sa vie, rythmée par les brimades quotidiennes de son souteneur, la prostituée consentante et résignée s'efface derrière la mère qui elle, galvanisée par son amour, résiste et se bat, dans un seul but : faire de son fils quelqu'un de bien à l'école du savoir.
Mais la famille bien-pensante est là, qui veille et surveille : une femme seule, belle et différente, son métier la rattrape, la mettant au ban de la société, interdisant à l'enfant tout espoir d'avenir dans un monde meilleur.
Pour lui, elle va oser le geste extrême qui la condamne au regard de la loi, ultime geste d'amour, sacrifice qui rend la femme à sa vérité de mère, faisant d'elle une intouchable.


La Divine, l'un des derniers muets shangaïens, en représente aussi le sommet esthétique, et deux célèbres critiques de l'époque parlèrent à son propos de "style unique" et de "contenu parfait", moi je garderai en mémoire avec émotion, le beau visage de Ruan Lingyu qui, je l'ai appris, se suicida quelques mois après la sortie du film, le 7 mars 1935, jour de la fête des femmes.

Créée

le 21 juil. 2014

Modifiée

le 22 juil. 2014

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Aurea

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