Guillermo del Toro a toujours su faire des grands écarts colossaux dans sa carrière, entre ses films fantastico-intimiste sur le fascisme et l’enfance (l’échine du diable, le labyrinthe de pan), le bourrin et jouissif Pacific Rim, ses films de super héros de qualité (Blade 2, Hellboy 1 et 2) et surtout les fantasmes de cinéphiles contenus dans la diversité des douze mille idées qu’il n’a pas pu concrétiser : la trilogie du Hobbit, Hellboy 3, Pacific Rim 2 une adaptation de Lovecraft, des jeux vidéo dont Silent Hill et plus récemment encore la mise en place de l’univers des monstres de la Warner Bros arrêté net par le four La Momie.


Faut croire qu’il lui est resté quelque chose de ce dernier projet car c’est bel et bien une fin alternative au mythique film La créature du lagon noir qui nous est offerte. D’ailleurs on se rappellera les propos de Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion, en sortant du cinéma juste avant de passer à la postérité et sur une grille de métro :


– Vous ne trouvez pas ce film formidable ? Moi si ! J’ai eu tellement pitié du malheureux monstre à la fin.
– Pitié du malheureux monstre ! Qu’est-ce que vous auriez voulu ? Qu’il épouse la fille ?
– Ah oui il avait un air effrayant. Ce n’était pas vraiment une brute ! Je crois qu’il avait simplement besoin d’affection. Vous savez, besoin d’un peu d’amour, de tendresse, de bonheur.


Peut-être parce qu’il a lui-même souvent été incompris, Guillermo arrive à faire vibrer la blessure de chacun des personnages de la forme de l’eau : l’un est homosexuel, l’autre communiste et la dernière noire dans une Amérique en pleine guerre froide où ça ne passait pas. Enfin son héroïne est muette, considérée de facto comme simplette par une grande partie de ce monde en plein rêve américain coloré comme une image d’Epinal jaunie, ou comme un film de Jean Pierre Jeunet/Marc Caro, au choix. Ce même monde encore plus cruel avec la créature qui cristallise ce thème central de la différence que chaque aspect du film révèle, non pas dans une lumière crue, mais par le prisme du fantastique, de la poésie, du symbole aussi parfois. L’eau, l’utilisation de la couleur verte ou les œufs pour ne citer que les plus évidents.


Et pourtant Del Toro n’a pas voulu faire une œuvre précieuse, cryptique ou maniérée, l’humour est là de même que ses thèmes ne sont pas voilés d’une pudeur délétère. Cette rêverie ancrée dans la réalité introspecte les désirs de son héroïne, faisant de la forme de l’eau, aussi, une vraie réflexion sur la sexualité féminine. Thème souvent sous-jacent de ses aînés : on n’oubliera pas que le film de monstre qui a généré tous les autres, le King Kong de 1933, a été écrit par une femme (Ruth Rose) “la belle a tué la bête” s’exclame nos personnages ! Le duo de réalisateurs voulait une relation à part entre son actrice et le King des bêtes, qu’il ne soit pas qu’un antagoniste à abattre (thème absent de la soupe à la guimauve qu’est la belle et la bête de 2017 d’ailleurs).


Pour réussir cette romance qui transcende ses racines horrifiques rétro, Guillermo pousse à l’extrême sa passion pour les créatures. Largement documentée (dans les fascinantes pages du magazine S.F.X. de décembre et février par exemple), on apprend ainsi que le design de la créature a été soumis à l’appréciation souveraine de la femme et la fille de Guillermo à chaque étape de sa conception pour le rendre attirant. Exit la ligne crapaude du Gill-man pour faire enfiler à Doug Jones, l’amphibie Abe Sapien d’Hellboy entre autres rôles, une tenue taillée comme un nageur olympique aux yeux de biche et aux dents de piranha.


La forme de l’eau est ainsi une déclaration d’amour à « l’autre », le laissé pour compte, le bizarre qui n’attend pourtant que d’être compris. Un véritable conte de fées moderne et adulte où le “monstre” est bien moins monstrueux que l’humain. Michael Shannon se charge ici d’incarner les pires côtés de notre espèce comme en son temps le capitaine Vidal du labyrinthe de Pan. Mais au lieu de finir en haut de l’empire state, c’est à taille humaine que Del Toro place l’immense naissance et la consécration d’un véritable amour comme le cinéma n’en fait que trop rarement, portant ses thèmes comme son histoire avec une évidence, une facilité et une fluidité que ne se payent que les grands films.


Le pari est réussi de la première à la dernière seconde. Son approche déconstruisant le film de monstre, soutenu par son casting solide pas vraiment dans les canons de beauté hollywoodien pour incarner les enfants cabossés de l’Amérique puritaine, touche en plein cœur. Une photographie splendide tout en vert et jaune, une musique Desplat avec Gainsbourg en invité qui suffit à elle seule à transporter le spectateur sur orbite, 13 nominations aux oscars et le seul film en compétition à être remarqué autant pour la performance fournie (meilleurs acteurs, réalisateur, film, scénario) que pour la maîtrise technique (montage, mixage, décors), on se prend à affirmer que la forme de l’eau réussie mieux que quiconque à marier cinéma bis et Cinéma oscarisable. Un immanquable qui montre ce qu’un créateur à la patte affirmée est capable de faire au sommet de son art, rien de moins.

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le 27 févr. 2018

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