Revoir des paysages à travers lesquels je conduisais des élèves il y a deux semaines tout juste m'a mis les larmes aux yeux.
Et pourtant : pourtant il a un côté imparfait, ce film sur la déchéance d'une ville, la ruine morale qui la fait peu à peu sombrer de sa grandeur passée, éternellement figée dans des jeux de lumières sublimes, vers d'autres lueurs, celles de paillettes vulgaires qui, loin d'être bercées par les harmonieuses compositions d'Arvo Part ou du Kronos Quartet, s'agitent sur une techno agressive, promettant sex, drugs & électro, quand la véritable beauté, celle qui fit la renommée de la ville, ne semble plus réservée qu'à quelques touristes nocturnes.
C'est que le propos, tantôt trop appuyé, tantôt trop dilué, peine à s'installer, et que Sorrentino n'a pas la grandeur baroque d'un Fellini. Il me plaît bien davantage quand, oubliant les bavardages et sa fascination pour ces bourgeois prétentieux, qui se complaisent dans un art sans âme où l'on exploite les pleurs d'une enfant, où le corps des femmes est une denrée ordinaire et où l'on se frotte à une sainteté anachronique au cours d'un dîner mondain, il s'abandonne à son amour pour l'Urbs, magnifiée par son regard adorateur. Il y a longtemps que l'on n'avait pas filmé Rome ainsi, ré-apprivoisant par une photographie soignée des lieux mythiques et offrant une ville de traverses, de dédales, de coulisses inespérées : des hauteurs du Quirinal à la villa Médicis, en passant par la villa du prieuré de Malte, les thermes de Caracalla, la silhouette mythique du Colisée, l'aqueduc de la via Appia, la perspective Borromini du palazzo Spada... Des lieux touristiques qui prennent un autre relief le temps d'une visite privée nocturne, qui est pour moi l'acmé du film (je jalouse cette mallette de clés qui permet d'ouvrir les mythes), et où évoluent quelques personnages touchants (un couple d'aristocrates muséifiés ; une naine éditrice, aux propos tour à tour tendres et cinglants ; un dramaturge exploité par une belle insensible ; une strip-teaseuse au coeur troué d'amour) et des éclats de beauté insensés (les incroyables flamants !).
Je dois avouer que les dérives intellectuelles du personnage central m'ont peu affectée : j'entends bien le propos (la déchéance, le désenchantement, le temps qui passe si vite, le regret d'avoir laissé passer l'amour, le besoin de chercher la beauté là où on ne la trouvait plus, la fatigue de fréquenter un même cercle rongé par des illusions et des pseudo-accomplissements/performances servant à chacun de carte de visite), mais il m'a manqué d'un petit quelque chose pour que l'ensemble me touche tout à fait - peut-être est-ce l'oscillation perpétuelle du personnage principal entre cynisme et sursauts sentimentaux qui m'a peu convaincue, malgré la belle performance de misanthrope mélancolique de Toni Servillo.
Non, vraiment, c'est le portrait de la Ville qui m'a fascinée, cet art de la décadence et de la décrépitude tout italien, où la religion oscille entre opulence mondaine et véritable dévotion, où l'art se dépouille de sa pureté originelle pour se pervertir dans des performances creuses (l'interview autour des "vibrations" m'a beaucoup amusée), où l'amour, le vrai, semble noyé par des exubérances hypocrites et ne surgit qu'à travers les limbes du passée... et où règne, impériale, une lumière semblable à nulle autre (oui, même celle des éclairages, la nuit, qui caresse les vieilles pierres d'une manière qui me touche beaucoup, ou celle d'une lampe élevée à hauteur de visage pour contempler des restes d'art d'influence hellénique).
Je surnote un peu, du coup : certains instants, trop ostentatoires, ne méritent pas ce 7, mais la balade matinale du générique, sur le Tibre, entre le Trastevere et le Château Saint-Ange, éveille en moi une indulgence coupable.