La Grande Bellezza (pas exactement Maisons-Alfort)

Les beaufs sont partout. C'est une véritable épidémie. Pour en réchapper, je me suis offert une place en première pour le monde de Paolo Sorrentino. Un voyage au pays de l'élégance et du raffinement, servi par un Toni Servillo en état de grâce.


Hier soir, elle avait un barbecue à Maisons-Alfort. La semaine dernière : un week-end à Amiens. Dans un mois : elle partait vivre à Perpignan. Curieusement, je connaissais ces trois bleds. Curieusement, je n'y étais jamais retourné. Je trouvais cette succession de villes pourries tellement gros que je me demandais si elle n'était pas devenue un peu mytho sur les bords. Mais non, manifestement, son truc à elle, en ce moment, c'était les villes pourries.


Hier soir, une fois de plus, on ne pouvait pas se voir, ou alors un quart d'heure, vite fait, entre deux métros. J'ai décliné très poliment. En raccrochant, j'ai regretté de ne pas avoir eu sous la main l'agenda des braderies Halle aux Chaussures pour lui proposer un week-end romantique au Formule 1 de Bar-le-Duc, elle qui avait décliné par le silence mon invitation à une escapade Tangeroise, c'était peut-être la solution pour démarrer, dans la beaufitude la plus extrême, une grande histoire d'amour. Ses choix géographiques n'avaient rien de très excitant mais je me gardais bien de l'ouvrir.


Avoir un avis sur les choix d'une fille, c'est émettre un jugement forcément méprisant à son endroit. Une attaque personnelle et tellement basse. La nouvelle phrase des nanas : "Ce sont peut-être tes frustrations et tes émotions qui parlent". Prendre le parti de ne pas juger Maisons-Alfort et un barbecue par huit degrés celsius fut pour moi non seulement une manière de m'éviter ce genre de couperet mais aussi d'arrêter de perdre mon temps avec celle qui n'avait pas à m'en consacrer, celle qui préférait Amiens à amant. Où menaient finalement ses voyages sinon à son nombril ?


Hier soir, j'ai changé mes plans. Et par le même coup mes habitudes : retourner au cinéma tout seul. Sur les boulevards de ma ville, j'ai pris une autre direction. Je me suis dit qu'un beau film pouvait très bien m'aller, au moins autant -sinon plus- que de passer une soirée à la boucler avec un nombril, fut-il sexy en diable. Comme j'ai eu raison... Il y avait dans ma solitude un goût de liberté que je n'avais pas ressenti depuis quelques temps déjà. Non. Il y avait davantage qu'un goût. 


Il y avait les parfums boisés des pins parasols, la musique épuisée des fins de soirées éméchées, un panorama sur Rome, l'ivresse des Martinis rouges sirotés sur les appartements terrasses à l'ambre de la nuit tombante, le lin déstructuré des costumes clairs, la langueur des étés italiens, et tout ce temps ô combien précieux que notre époque et le pragmatisme des control freaks ont jeté aux lions, cette magnifique inutilité du songe, du souvenir des femmes nues, de leur peau de juillet, mates jusqu'au toucher, souvenir des nuits infinies où la fatigue se dissout dans l'amour et les persiennes baissées, dans le calme salé des baies de Méditerranée, sous les arcades ombragées de ces villes blanchies par le soleil du sud, le vrai sud, pas celui vaguement austral qui n'est sud que par le hasard de sa géographie, non : notre sud, notre mer, notre berceau, nos étés, notre enfance, notre dernière et ultime élégance, celle d'être nostalgique sans jamais être triste.


Des émotions, oui, j'en ai eu hier soir. Je n'attends personne pour me dire quand en avoir. La Grande Bellezza dure le temps d'un voyage. C'est-à-dire un temps qui s'étire à l'infini et rend l'âme immortelle, éternelle comme la ville dans laquelle Jep Gambardella, son personnage principal, écrivain paresseux et hédoniste, erre au milieu de tout ce que l'été romain peut offrir de splendeurs et d'éclats mais aussi de vide, de superficiel, d'amèrement mesquin, de grotesque.


« J'étais destiné à la sensibilité. J'étais destiné à devenir écrivain ».


Oui, mais où trouver l'inspiration et la beauté au milieu de la vacuité de notre époque ? Même Flaubert avait renoncé à écrire son roman sur le néant. Jep n'a plus guère que le rêve et le raffinement pour survivre à la connerie et à l'égocentrisme. Imaginer pour s'endormir que le plafond est un océan aux vagues chantantes... S'arrêter un instant pour observer la géométrie des lignes blanches des avions dans le ciel, visiter à la bougie des palazzi en déliquescence, au moins s'habiller chic pour faire face à cette vie si imparfaitement belle, ce truc, questo trucco comme il l'appelle, fait de scènes coupées, de répliques oubliées et d'amours passées, d'imprévu, de changement d'avis, d'amis, de courts instants de répit... La laisser se reposer un peu, cette vie exténuante. La laisser venir à soi, lui ouvrir les bras quand elle se présente à nous et l'observer dans le détail pour en extraire la beauté, comme Jep ne plus perdre son temps avec ce dont on n'a plus envie, et encore moins le besoin.


Hier soir fut une soirée parfaite : des vacances romaines, un écrivain amoureux des belles choses et des mots qui dans le clair-obscur de sa vieille mémoire rêve encore d'amours magnifiques.


Hier soir, le monde était bien fait. Il était raffiné. Il était élégant. Italien.
Mes émotions étaient bien là, avec moi ; si miennes, si intimes que j'aurais pu les partager sans mal. A Paris ou Maisons-Alfort, chacun était à sa place.
Quant au nombril, je suis certain que Perpignan sera à sa taille.


E la Nave Va...

VincentGiudicel
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le 12 nov. 2015

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