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Le fait social de ne pas avoir de (re)père

Mishima écrivait : "En soi, tout art qui repose sur des mots utilise leur pouvoir de ronger – leur capacité corrosive – tout comme l'eau-forte dépend du pouvoir corrosif de l'acide nitrique." C'est non sans un sentiment d'étrangeté que je me retrouve à mettre La Maman et la Putain en perspective de ces propos.


Dans ce film, tout sonne faux comme une adolescence. Les répliques semblent entièrement dépourvues de sincérité, non ; les répliques semblent entièrement dépourvues de réalité. C’est comme si l’on était arrivé au bout des mots, au bout de leur valeur, au bout de leur vocation même à signifier. Vidés de leur substance, ils ne sont plus que cette enveloppe creuse et interchangeable, cet état vertigineux qu’ils atteignent à force d’être trop prononcés, et que leur charge est épuisée.


Revenons-en à Mishima. Un peu plus loin, il poursuit la description de ce symptôme singulier : "Ces mots sont un moyen de réduire la réalité en abstraction afin de la transmettre à notre raison, et leur pouvoir d'attaquer la réalité dissimule inéluctablement le danger latent que les mots soient eux aussi attaqués. En fait, peut-être conviendrait-il mieux de comparer leur action à celle d'un excès de sécrétions stomacales qui digèrent et peu à peu rongent l'estomac lui-même."


Voilà où nous en sommes. De ces mots siphonnés par leur propre usage, devenus eux-mêmes abstractions, il ne reste qu’un flottement vaguement émotionnel. Et tout d’un coup, tout peut s’exprimer. Parce qu’on ne ressent plus le poids des mots devenus si légers, ni leurs arêtes coupantes, on peut tous les laisser s’échapper dans une honnêteté glaçante d’absolu. Une honnêteté non pas du cœur, puisqu’on ne s’interdit pas le mensonge, mais bien de l’intellect et de l’égo.


Le dialogue est ici un serpent qui se mord la queue. En même temps qu’il exprime formellement des idées, des sentiments, c’est surtout lui-même, ou plutôt l’esprit qui l’a formulé qu’il honore. Démonstration permanente déconnectée de son propre pouvoir. Syndrome du poète maudit auto-proclamé qui, à force d’avoir tout dit, n’a plus d’horizon lexical. C’est ainsi que malgré une multiplicité d’éclats et de vérités touchées du doigt, on n’en retiendra aucun. Sinon que « plus c’est faux, plus on va loin ». Ô, justesse de ce propos !


C’est donc l’âme mise à nue, dans sa propre vanité, qui s’étale dans une suffisance mesurée, avec des citations de rigueur saupoudrées au détour de phrases creuses et impersonnelles. Une scène sur laquelle tout le monde surjoue avec une franchise déconcertante, et par-là même atteint une sincérité supérieure. On verra, une à une, toutes les constructions dont s’entoure l’esprit pour mieux paraître en société être effeuillées, déroulées, épinglées à la vue de tous, prêtes à être pointées du doigt et dénoncées avec une dérision carnassière.


Ode à l’artificialité, La Maman et la Putain m’apparaît comme un Metropolitan dystopique qui, sans être pourtant totalement dénué de tendresse, ne laisse guère s’épanouir que la fleur du cynisme. Personnages lâches, égoïstes, dépravés, pour qui tout est déjà perdu au moment où commence le film. Il y a aussi des relents de Platonov dans le personnage d’Alexandre, un Platonov qui ne se serait jamais repenti. Cet avilissement à la facilité, est-ce la marque, comme pour l’anti-héros de Tchekov, de l’absence muette de la figure du père ?


D’Alexandre, comme des autres, les origines sont inconnues. Il est le fruit d’une époque, d’une suite d’évènements, d’une ambiance intellectuelle. En ce sens, il est aussi abstrait et impalpable que ses paroles, car rien de physique ne le rattache au monde. La chair n’est qu’un vaisseau pour le discours autotélique, et peut-être en ce sens est-il logique et naturel qu’elle reçoive si peu de considération. Elle n’est non pas l’écho d’idéaux fanés et travestis : elle a simplement, elle aussi, perdu son sens.


La Maman et la Putain, après tout, c’est comme le récit d’une longue soirée improvisée. On apprend à se connaître avec une ferveur absurde. On se méprise et se rejette puis, avec l’ivresse de l’instant comme de l’alcool, la haine se mêle d’amour. Les repères se floutent, on évolue dans un brouillard brûlant, jusqu’à ce qu’un éclat soudain d’une dramaturgie gênante ramène chacun à la réalité de sa décrépitude. C’est l’instant le plus juste, le plus sincère qui brise l’élan dans lequel on se plaisait à tournoyer. Le film s’achève sur une gueule de bois, ce moment où il faut ranger les restes de whisky et se demander ce que l’on est prêt à assumer.


Entre-temps, rien de ce qui a été prononcé n’a de valeur : il ne s’agit que de l’apparat de la comédie sociale, où on agit par réflexe pour donner le change, y compris à soi-même. Pour autant, même en l’absence d’un point d’impact de la parole, ses effets sont bien présents, bien tangibles. On l’absorbe sans en avoir conscience, c’est une brume que l’on respire, qui s’infiltre par tous les pores, suffocante. Un peu à l’image du surjeu des acteurs de Sono Sion, que l’on finit par intégrer sans même s’en rendre compte. Parce qu’avec suffisamment de temps passé en la compagnie de n’importe qui, on laisse ce contact redéfinir le réel.


Je redoutais tout dans ce film, à commencer par sa durée. Pourtant, alors que l’insulte qu’il représente fait doucement son œuvre, on glisse en lui avec toujours plus de facilité. Et en dépit du demi-sommeil que je ne parvenais à réprimer au commencement, j’achevai ce voyage pleinement éveillée. C’est drôle, quand on y pense : 3 heures 30, c’est la durée de Platonov sur scène. Peut-être est-ce la durée nécessaire pour communiquer la vanité et lutte désespérée de l’égo face à elle. C’est aussi, peu ou prou, le temps que j’ai passé sur cette critique.

Créée

le 5 nov. 2015

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Lila Gaius

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