De Nabil Ben Yadir, on se rappelle avec émotion Les Barons, cette comédie belgo-banlieusarde sortie en 2010 bourrée d'inventivité, de générosité, pleine de cœur et d'esprit. Inutile de dire qu'on attendait le cinéaste au tournant, surtout vu la gueule du casting de cette Marche : Vincent Rottiers, Hafsia Herzi, le récurrent (et génial) Boussandel, en seconds rôles Malik Zidi, Benjamin Lavernhe ou Simon Abkarian... voir tous ces acteurs réunis tenait quelque part du fantasme. Maintenant, comme d'habitude avec ce genre de blockbuster précédé d'une aura forcément angélique, il s'agit de faire la part des choses et de décider si, oui ou non, La Marche est digne de Ben Yadir, digne aussi de ses acteurs, digne, surtout, de tout le tintamarre qu'il suscite, et ce sera déjà un premier pas, pour tout fan d'un cinéaste ex-confidentiel devenu superstar, que de surmonter la vague aversion qu'inspire un thème aussi dégoulinant que la lutte contre le racisme. Oui, le film a des défauts qui se voient venir de loin, qu'on détecte avant même de l'avoir vu : Jamel Debbouze en caution bankable inutile et exaspérante, le discours d'une évidente bien-pensance et au happy ending annoncé, et en sous-marin la sensation désagréablement prégnante de se manger un bon gros braquage émotionnel bien de chez nous au moment même où on s'assied dans la salle.
La Marche, sans surprise, se situe donc un bon kilomètre derrière Les Barons, qui restera le grand œuvre de Ben Yadir pour ne pas dire de la comédie belge contemporaine. Ce n'est pas faute, pourtant, d'avoir essayé de plaire aux anciens : co-produit par l'Antilope Joyeuse, enrichi en Nader Boussandel et blindé de clins d'œil (la toute première minute, surtout, avec la réplique « signe de la fin du monde »), La Marche fait un appel du pied à ceux qui avaient découvert Ben Yadir avec Les Barons. Mais ce n'est plus le même registre ici : La Marche, c'est du sérieux, certes détendu par des séquences de comédie nature, mais garanti 100% militantisme et biopic. Il n'y a pas grand chose à en redire : c'est carré, relativement efficace, souvent artificiel et emprunté. La troupe de marcheurs dont on attendait tant n'existera jamais vraiment, ses membres étant réduits à des archétypes certes vaguement nuancés mais tout de même prévisibles, plutôt désincarnés. Il y a plein de bonnes idées typiques de Ben Yadir, une certaine tendresse de fond, mais en même temps une brutalité qui sort sans prévenir, une sorte d'alternance entre calme et tempête qui faisait déjà la marque des Barons. Mais ici, tout fonctionne moins bien, autant parce que les personnages sont trop grossièrement esquissés que parce que le rythme du film est trop mécanique, vide de toute originalité. Le film dure deux heures mais n'en profite pas pour donner de l'épaisseur à son discours ou à ses personnages, se limitant à passer en revue toutes les formes de racisme en les dénigrant avec une bonne foi évidente, mais paresseuse. C'est parfois drôle ou émouvant, mais toujours sous la barre hissée par Ben Yadir dans son précédent film ; et la lourdeur de cet héritage paralyse l'ensemble du film, qui, avec son thème solennel, s'interdit volontairement de faire trop de vagues.
Est-ce mauvais ? Non. Même privé du souffle qu'on espérait, La Marche reste un film assez vrai, proprement troussé, rendu sympathique par les efforts qu'il consent pour ne pas se faire phagocyter par son sujet. L'image est très belle, délavée et terne, mais élégante, restituant bien l'époque et l'ambiance. Le dynamisme des prises de vue insuffle de la vie aux séquences les plus insignifiantes. Les acteurs, malgré la simplicité de leurs rôles, se donnent à fond, entretiennent une petite flamme d'urgence qui parcourt le film de bout en bout. Tout cela ne vole pas forcément très haut, on est parfois agacé par la tendance du film à tenter d'émouvoir à tout prix en rajoutant des musiques inutiles ou des séquences de pugilat à la tension assez artificielle. Vu son casting, autant côté acteurs que réalisateur, on se dit que La Marche aurait pu être deux, sinon trois fois mieux. Mais d'un autre côté, une entreprise aussi sérieuse et consensuelle qu'un film anti-racisme aurait-il vraiment pu permettre à Ben Yadir de faire preuve de toute sa créativité ? On peut en douter. On appréciera donc cette Marche comme un divertissement honnête fort d'un beau message, mais pas comme le grand film qu'on espérait de la part d'un réalisateur aussi talentueux.