Superbe film qui, sans susciter chez moi un plaisir explicite habituel, transporte de bout en bout. Il n'y a pas de dialogues à savourer, ni une photographie à couper le souffle, non plus de mouvements de caméra qui impressionnent. Ce n'est donc pas du côté esthétique ou spirituel que l'on trouvera matière à prendre son pied. L'attrait du film se situe dans l'émoi, dans les tripes, essentiellement et dans la manière dont le film a été pensé, puis traduit en images. Comment?

D'abord, l'histoire est des plus bouleversantes, je ne m'appesantis pas trop là-dessus pour éviter de trop spoiler, mais en gros la fin déchirante vous tire facilement les larmes des yeux. Surtout cette histoire permet d'illustrer à merveille les mécanismes de déshumanisation d'une société opprimée par un système politique totalitaire, comment l'extrémisme idéologique au pouvoir contraint les hommes à se nier, à pervertir les relations humaines, à dégrader les êtres humains, leur ôter raison, jugement et valeurs. Toutes les perceptions sont dévaluées, dénaturées par la terreur que les autres, ces dangers potentiels, constituent. Tout le film montre bien comment tout est dévié, combien il est difficile, voire impossible de savoir qui l'on a en face de soi. La confiance en l'autre n'est plus. Tellement plus qu'on finit par ne plus avoir confiance en soi, à ne plus être sûr d'être assez fort pour affronter ce que le système s'évertue à cacher : la vérité. Toutes les énergies sont consommées par la hiérarchie. Les hommes, les femmes sont ingurgités par le système. Le scénario parle magnifiquement de cette sorte d'asphyxie, cette impossibilité du vrai. Etouffant.

Il n'y a guère que le ministre de la culture, noeud gordien du film, jamais tranché, qui ne soit touché par cette histoire qu'il provoque car il en a le pouvoir et le sentiment d'impunité qui va avec. Encore que l'on pourrait me rétorquer que le plan où on le voit seul sur le bord de son lit et l'air hagard dévoile un instant de désolation, parcelle d'humanité. Sinon, tous les êtres sont perdants. Veuls ou braves, ils paient un lourd tribut à cette RDA stalinienne.

Pour raconter cette histoire, la scénario s'attache à bien décrire le lente absorption du couple dans l'engrenage politico-cynique. Dans le même temps, l'agent de la STASI, professionnel froid et débulbé, fait le trajet inverse, goûtant peu à peu à l'essence de vie, un monde qu'il ne soupçonnait pas, émouvant, au contact de ces intellectuels amoureux.

Mais tout autant que la précision et la subtilité du scénario, pour raconter fondamentalement cette histoire, il fallait une équipe de comédiens remarquables. Et fait extraordinaire, ils le sont, tous. Vraiment saisissants de justesse, de puissance, d'aisance dans les moments dramatiques comme dans les plus calmes. La mise en scène respire, les acteurs sont à l'aise et ne font pas de fausses notes. Fluides. Précis. Percutants.
J'ai peut-être quelques fois tiqué un chouïa sur le jeu de Martina Gedeck. Et encore... oui, peut-être sur quelques séquences, lors de l'interrogatoire, je ne l'ai pas aussi bien "sentie". Mais sur un de ses derniers plans, lors de l'échange de regards final, elle est d'une précision éblouissante. J'ai encore son regard en mémoire à l'heure de faire les captures du film, c'est la première que je vais chercher. Visage figé, expression fortissima. Tout est dit.

Ce n'est certes pas un film que je reverrais tous les quatre matins, pour le plaisir des yeux, mais cela restera une grosse émotion cinématographique. J'ai envie de dire merci. Merci.
Alligator
9
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le 1 mars 2013

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Alligator

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