Sous un inaltérable ciel gris, deux cavaliers filent bon train dans la brume sur une plage désolée. Inlassablement, les vagues s'échouent mollement, les unes après les autres sur le sable terne. L'un d'eux, une femme ne cesse de crier à l'autre de faire attention. De se méfier. De tenir bon. Ils voient finalement quelqu'un au loin, mais n'arrivent pas à communiquer avec cette personne. Puis l'un des deux cavaliers tombe de sa monture. C'est un soldat. Il lui manque une jambe.

2014 signe le centenaire du début de la Première Guerre Mondiale. Nul ne doute qu'un devoir de mémoire est indispensable et nécessaire, surtout pour un conflit qui se cache bien souvent dans l'ombre de son petit frère, encore plus meurtrier, terrifiant et cauchemardesque. Mais tout de même, ce sont cinq millions cinq-cents vingt-cinq mille personnes qui ont trouvé la mort lors de cette boucherie, dont 1,4 millions de Français. Dans La Vie et rien d'autre, Bertrand Tavernier va venir attirer notre attention sur les disparus. Les oubliés. Plus de 4 millions de personnes dont on n'a pu retrouver les traces. Et ce sont pas moins de 252 900 familles françaises qui seront laissées orphelines d'un membre au terme de la bataille, incapables de savoir où ils sont. Ni même s'ils sont vivants ou morts.

Et en 1920, à l'époque où se déroule le film, les autorités n'en ont que faire ! Il est plus important de se consacrer aux morts, et surtout, l'heure est à la reconstruction des infrastructures, et il y a à faire. Deux ans après l'Armistice, la France représentée par Tavernier n'est encore qu'un tas de boue plombé de bâtisses à moitié détruites, de tunnels comblés par les éboulis et d'usines à l'abandon, quand elles tiennent encore debout. Une course folle furieuse pour rendre hommage aux morts semblent s'être enclenchée dans un cynisme terrible. Les uns se satisfont d'avoir établi le plus grand record de morts de l'humanité en un temps donné, tandis que les autres se plaignent de ne pas en avoir eu dans leur village et de ne pas pouvoir bénéficier d'avantages financiers. Pendant ce temps, les sculpteurs se frottent les mains d'accomplir des affaires avec le raz de marée de monuments aux morts à concevoir.

Pour en revenir à nos disparus, Tavernier place son film deux ans après la fin de la guerre, lorsque les deuils commencent à se tasser, mais que les familles victimes de disparus souffrent le plus. Après deux ans à attendre une nouvelle, qu'elle soit de bonne ou de mauvaise augure, mais une nouvelle au moins ! Deux ans à vivre avec l'espoir que. Ce sont ici deux femmes, aux destins invraisemblablement croisés, qui vont porter le fardeau de l'attente. Maltraitées par des personnes qui ne les comprennent pas, et surtout écrasées par le poids de ces terribles questions : Comment vivre maintenant ? Comment aimer à nouveau ?

Elles sont aussi en colère contre le système qui les baratine et ne se soucie pas d'elles, à l'exception du commissaire Dellaplane, un soldat cynique et perdu. Il semble être le dernier à se soucier du sort de ces centaines de milliers de disparus et s'obstine à tous les compter, pour ne pas les oublier. Complètement désaxé après le choc de la guerre, il ne s'embête plus de choisir ses mots avec des pincettes, car il ne peut se résoudre à enlever de l'horreur au cauchemar qu'il a enduré. Par ailleurs, ce tourment a enfermé son coeur dans une cage de pierre, et malgré l'affection qu'il va porter à une des deux veuves, il aura bien du mal à donner forme à ses sentiments et à les communiquer, sinon par des moyens détournés.

Comme en harmonie avec l'esprit des principaux protagonistes du film, l'histoire va prendre place dans des endroits où la vie ne semble pas être invitée : hôpitaux, villages détruits... Tout baigne dans une atmosphère grise et poisseuse. Le brouillard s'invite régulièrement, tout comme la boue et les nuages gris. D'autre part, la seule séquence prenant place dans un lieu foisonnant de vie, où les nuances vertes éclosent de partout, dépeint un endroit définitivement tourné vers l'avenir : une école, qu'une des héroïnes quittera pour trouver l'homme qui lui était promis. Sans superficialité, la réalisation fait la place belle aux plans larges et panoramiques, ainsi qu'aux plans d'ensemble venant troubler l'intimité des personnes réfugiées dans des camps de fortune, où les chambres à ciel ouvert sont séparées par de simples draps. Le tout est accompagné de la musique d'Oswald d'Andréa, qui se laisse aller à la complainte, mais qui sait aussi surprendre. Stupeur de découvrir des musiques inspirées par moment par les instrumentations japonaises traditionnelles, ou les musiques spirituelles noires, ce qui est au final peu étonnant lorsque l'on sait que Bertrand Tavernier est amateur de jazz.

Ce qui résulte à la fin du visionnage de La Vie et rien d'autre, c'est que la victoire de 1918 n'en porte que le nom. Les morts, blessés (également traités dans le film) et disparus sont indénombrables et c'est tout un pays qui en porte le deuil. Du moins ceux qui n'en profitent pas. C'est dans un monde farouchement cynique que des personnes vont se battre pour tenter de vivre. Avec difficulté. Le pire étant finalement que tout s'orchestre dans une arnaque absolue, celle du Soldat Inconnu. Grandiose hommage selon l'État français, mais habile masque d'une terrifiante vérité. Un mort pour tous, tous morts pour rien.
khms
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le 9 avr. 2014

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khms

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