Même quand on a suivi des études histoire, il traine toujours dans un coin de nos tête que les guerres se sont terminées le lendemain même de la date où l’on commémore l’armistice. Ainsi, si l’on se représente quelques ruines ou routes en piteux état, on est jamais loin d’imaginer que le 12 novembre 1918 ou le 9 mai 1945, la vie reprenait son cours normal, le jeune officier ou prisonnier troquant son uniforme contre la salopette de travail ou le costume d’avocat.
La première idée brillante de Bertrand Tavernier est de vouloir explorer les conséquences d’une guerre deux ans après son terme. Il la développera même une seconde fois avec son formidable « capitaine Conan », tiré d’un roman de Roger Vercel, qui montre que l’armée française continuait les combat en 1919 et même 1920 dans les Balkans.

« je suis d’un ancien temps: je suis de 1913 »

Le film est d’abord fort par ce qu’il nous montre de la guerre à travers ses seules conséquences. Au delà des morts, au nombre absurde (et leur récupération tour à tour pathétique ou hilarante, comme ces pauvres villageois qui n’ont pas eu la chance de pouvoir déplorer une seule victime en quatre ans), le film s’attache sur les détails qui nous font saisir toute l’ampleur de l’horreur. Ce sont les sculpteurs débordés pour fabriquer des monuments aux morts, les familles ballotées d’hôpitaux transitoires en expositions d’effets personnels en plein champs, où aucun lieu n’est utilisé par sa fonction première (un théâtre en bureau, une église en salle de bal), et où les gares se résument à un tréteau, une table, une chaise et un écriteau vite peint.

Et à travers la petite phrase du commandant Delaplane citée en exergue, une démonstration du bouleversement profond et irrémédiable du monde tel qu’il fut et ne sera plus jamais. Le terrible 20ème siècle est tout entier annoncé dans ces quatre ans de boucherie inhumaine (communisme, national-socialisme, découpage des frontières de l’Europe centrale) et la façon dont tous ces repaires ont volé en éclat est subtilement palpable à travers le positionnement des personnages du récit, tous plus ou moins en marge de leur condition.

« prononcez ces trois mots et ma vie sera vôtre »

Le commandant, donc, formidablement campé par Noiret, est de cette trempe d’homme qui, quand le monde dans lequel il évoluait n’existe plus, se cramponne avec jusque boutisme à la tâche qui lui a été confiée, même et surtout si cela doit rendre fous ceux-là même qui l’ont commandité. Sa trajectoire, heurtée, va rencontrer celle, tout aussi perdue, d’une femme de condition moyenne qui n’a que le tort, aux yeux du militaire, que d’épouser la cause du milieu qu’elle a choisi, à travers son mari (au passage une façon pour Jean Cosmos, brillant scénariste d’égratigner le haut monde de la finance dont certains biens ont été (curieusement ?) épargnés alors que tout n’était que ruine autour).

Sabine Azema, qui n’avait travaillé avec Tavernier que pour « un dimanche à la campagne », remplace Fanny Ardant, pour qui avait été écrit le rôle, et on est obligé de se dire que ce choix est très heureux (plus en tout cas, que Catherine Deneuve, un temps pressentie pour elle aussi remplacer Ardant, Tavernier préférant constituer un couple de cinéma inédit), et sa composition est tout à l’image du film, une alternance de fragilité et de force, passant de l’irascibilité la plus insupportable à la passion la plus dévorante avec un naturel désarmant.
Tous les seconds rôles sont parfaits, d’un Maurice Barrier inénarrable en sculpteur volubile et au sens affirmé du gain jusqu’à un François Perrot sublime dans sa quête désespérée d’un soldat inconnu à mettre sous l’arc de triomphe.

Le film est donc aussi et surtout une histoire d’amour bouleversante, qui montre à quel point un homme qui est revenu de tout peut se montrer bien plus terrorisé par la possibilité de se jeter dans l’inconnu (l’amour avec une femme) que par quatre ans d’horreur indescriptible.

Cette oeuvre magnifique est enfin un constat désabusé de l’exploitation de la machinerie de l’état, qui, à travers la reconstitution absolument fidèle de la cérémonie du choix du soldat inconnu dans la forteresse de Verdun, «préfère oublier la mort d’un million cinq cent mille hommes pour ne se souvenir que d’un».

Mais le constat est bien sûr avec Tavernier teinté d’ironie et de distance (le choix du cercueil numéro 6, la réplique de Delaplane au journaliste: « le soldat inconnu ? C’est mon oncle ! ») et le film se clôt sur cette ambivalence, de ces sentiments mitigés, complexes, ce mélange de joie, de peine, d’espoir et de désespérance, une demi-teinte si proche de ce nous procure la vie, en général. La vie, finalement, et rien d’autre.

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le 9 avr. 2014

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guyness

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