Tout d’abord, on entend. C’est le son d’une flûte à bec produisant une sorte de trille, mais un trille qui serait réalisé sur un intervalle de quarte et non pas sur un ton un ou demi-ton. Le motif est repris par une voix humaine imitant le cri perçant du coyote, puis par un arghilofono, genre de pipeau en terre cuite. Le bon (la flûte), la brute (l’arghilofono), le truand (le coyote). Vient alors une rythmique de tambours, aussitôt trouée par les détonations d’un fusil. Sentez-vous se lever le grand vent de l’aventure ? Passé le tonnerre d’une canonnade, c’est toute une épopée qui déferle aux oreilles, des notes de guitares électriques, des cloches harmoniques, des oh-oh en chœurs masculins, de fringantes trompettes, des percussions s’enflammant sur une mesure ternaire. On perçoit le piétinement des chevaux au galop, le clairon sonnant la charge de la cavalerie. Le génie de la musique de films porte un nom : Ennio Morricone. Au terme de ce générique d’anthologie, on pleure déjà de bonheur et d’exaltation. Ensuite, on voit. Un autre maître entre en action : il s’appelle Sergio Leone. Par un recours violent à la rapidité d’accommodation du regard (l’irruption, dans le plan large d’une bourgade déserte, d’un visage patibulaire en gros plan), l’histoire s’introduit avec une ostentation qui évoque l’ouverture d’un opéra vériste. Elle éclipsera jusqu’à l’ultime image, par un effet symétrique, une lenteur affichée à résorber le personnage dans le paysage. L’air que l’on respire dans Le Bon, la Brute et le Truand ne doit rien ou presque aux senteurs du Texas et des états voisins. Servi par l’humour latin et trivial d’Age et Scarpelli (scénaristes pour Monicelli, Scola, Risi ou Germi), dont il atténue toutefois le penchant burlesque, le cinéaste emprunte à l’opéra-bouffe, à la commedia dell’arte, au théâtre de marionnettes siciliennes. Et sous couvert d’un pessimisme aux résonances céliniennes, il retrouve le ton du récit picaresque, déploie un univers ample et baroque où le ludisme tient sa place, où les personnages changent de morale avec désinvolture, où la verve la plus truculente arrose les péripéties les plus échevelées.

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Si Leone peut mettre autant d’atouts dans son jeu, c’est qu’il a soigneusement biseauté ses cartes. Il sait, Colt pour Colt, que les traditionnels 45 Peacemaker ou 44 Frontier n’apparaissent que cinq à dix ans après Appomattox et qu’il faut s’en tenir, vers les années 1860, aux modèles Navy, quitte à les faire dépecer, soupeser et composer de main de maître. Il sait aussi, carabine pour carabine, qu’en ces temps reculés le classique Henry est plus à sa place que la toute neuve Winchester. Il sait enfin ce qui se passait autour et au-dessus des rivières, ce qui hantait les villes ruinées par les bombardements. Au départ, un schéma très simple. Tuco est un bandit. Il vole, pille, agresse, tue. Blondin est un chasseur de prime. Il court après Tuco, l’arrête, le remet aux autorités, touche la prime. Tuco est traîné jusqu’au gibet pour y être pendu. On serre le nœud autour de son cou. Un coup de feu, la corde casse. Tuco se sauve. À deux cents mètres de là, Blondin range son fusil. Il partage la récompense avec Tuco, et les deux remettent ça. Chaque fois la prime augmente. Les gogos autour n’y voient que du feu et tout le monde est content : les pendeurs, le pendu, le dépendeur. Blondin et Tuco se lancent bientôt sur la piste d’une cargaison de pièces d’or, dérobée par un soldat de l’armée sudiste. Chacun pour soi. Un troisième larron, Sentenza, est sur le coup. Trois aussi simples questions maintiennent le récit sous tension : où, qui, comment. Il y a donc les reliefs familiers des Pouilles, le charisme distancié de Clint Eastwood, l’étonnant faciès de Lee Van Cleef et la présence hirsute, éructante, roublarde, carnavalesque et attachante d’Eli Wallach, sorte de Sancho Panza qui crache, jure, rote comme un personnage de foire. Incarnant la dimension la plus rabelaisienne du cinéma de Leone, il apporte une humanité nouvelle et transmet une énergie concrète qui favorise les changements de rythme et de registres. Il rend ainsi naturels les débordements d’une bouffonnerie à la limite du cartoon : explosions, travestissements, réparties décalées et nonchalantes, détails ahurissants et gratuits, culs-de-jatte espions ou barbus en cinq exemplaires qui, de front, placés là pour le seul plaisir du cinéaste et du spectateur, défilent en tête d’un régiment confédéré.

Car pour la première fois chez le réalisateur, la fiction se confronte à l’Histoire. C’est qu’en réalité il n’y a pas trois personnages mais quatre, et s’il faut quarante minutes pour introduire les premiers, le dernier — la guerre — met encore plus longtemps pour se glisser dans le tableau et y peser de tout son poids. Fantassins sudistes en déroutes, blessés entassés dans des granges, vastes champs de bataille recouverts de cadavres : renvoyant les deux camps dos à dos, le film étrille la bêtise et le cynisme des états-majors qui, l’œil rivé sur leurs cartes, envoient des milliers d’hommes au casse-pipe afin de défendre des positions grosses comme des chiures de mouches. Cette Guerre de Sécession a le goût et l’odeur des tranchées de 14-18. Elle traduit un regard européen, écœuré, vaguement malapartien. Si bien qu’entre le moment où l’on apprend que le trésor est enterré dans le cimetière de Sad Hill et celui où l’on y arrive enfin, ce mot et cette image ont changé de sens. Le décor est moins le lieu pittoresque d’un magot enfoui que le tombeau d’une tragédie, de ses hécatombes, de tous ses morts. Didactisme subtil que celui de Leone : d’un côté il propose une façon nouvelle de faire flotter des corps dans des ponchos et des cache-poussière, des figures dans un désert trop grand pour elles, n’ayant pour savoir-faire qu’un peu de ruse et de beaucoup coquetterie quant au maniement des objets ; de l’autre, dès que l’écran se peuple et que le conflit y bloque les petits soldats de chair et de plomb, il filme avec la plus grande pudeur et un respect des distances et des personnages faisant penser à ce grand sentimental peu porté sur les boucheries photogéniques que fut John Ford (Sur la piste des Mohawks). Se produit ainsi dans l’épisode central, qui voit Blondin et Tuco engagés malgré eux sur le théâtre des opérations, un phénomène passionnant : une délimitation précise, une sorte de relativisation du domaine fictionnel. Le pont détruit, c’est d’un côté (pour les belligérants) la caricature d’un jalon, de l’autre (pour les personnages) une étape réelle. Du même coup se trouve dénoncé en sa vanité, mais légitimé jusque dans son loisir forcené, le domaine propre, géométrique et irréel du cinéma. Le western et son aire de vraisemblance peuvent être considérés en ce sens comme un genre exemplairement fascinant, codé par l’élément manichéen.

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C’est ici qu’intervient l’un des apports les plus singuliers de Leone. Si le fonctionnement classique des repères moraux n’en est pas aux premiers outrages de l’ironie, la complexité de la perturbation apportée n’avait sans doute encore jamais atteint de telles proportions. De Sentenza, ordure intégrale qui tue les enfants (bientôt ce sera Henry Fonda), à Blondin, le bon à la probité douteuse, en passant par Tuco, sympathique crapule, de quelle nature est la gradation ? La dérision s’exerçant sur la brute dénonce la convention qu’il personnifie en la faisant fonctionner à plein. Au contraire, le traitement des deux autres la mine en l’empêchant d’opérer : ni le bon ni le truand ne font preuve d’une bonté ni d’une méchanceté absolue. L’un ferme avec bienveillance les yeux des mourants, l’autre vole leur montre avec vilenie. Si c’est finalement le bad guy qui est éliminé, il n’y va pas seulement de l’euphorie du pur spectacle. Il faut que les deux survivants s’émancipent du canevas westernien classique, qu’ils redeviennent deux individus quelconques en temps de guerre, et que leur charge d’or les déleste d’aventure. L’univers dépeint par Leone n’est pas le lieu d’un ordre chamboulé qu’il s’agit de restaurer (le western traditionnel) mais l’espace ouvert d’une combinaison infinie d’alliances et de qualités brouillant les frontières entre le bien et le mal. Le retournement des positions (la très belle scène entre Tuco et son frère prêtre), la versatilité constante des rapports de force (celle de la baignoire où Tuco, en position de faiblesse, réussit à abattre son agresseur) et des apparences (une colonne de Nordistes que la poussière grise travestit en Sudistes) offrent des principes dynamiques qui dictent au film la plupart de ses effets de relance. La mise en scène répercute constamment cette instabilité par des effets de dévoilement du cadre maintenant certains éléments en réserve et les faisant surgir pour relancer, retourner ou reconfigurer les situations. D’où le sentiment d’une fragilité profonde du monde qui se répercute sur la vitesse à laquelle on peut passer d’un bord à l’autre (de la loi à son envers, de la vengeance au pardon, des Yankees aux Confédérés) et qui témoigne de la complexité fondamentale des individus et des évènements.

La noblesse ne réside donc pas dans les motivations de ces canailles sans scrupules s’affrontant au beau milieu d’une guerre civile, mais dans l’intensité d’un art où tout vibre, où tout est méticuleusement mis en relief, où l’essentiel n’est jamais menacé par l’insignifiant. D’une main le cinéaste profane une mythologie, de l’autre il la sacralise en la ritualisant. Celle qui chante les grandes heures de nos vies devenues légendes, c’est Edda Dell’Orso, sa voix haute et pure qui s’élève aux minutes les plus éperdues. Dans Il était une fois dans l’Ouest, elle célèbre cette majesté si simple, cet ample balancement tout frémissant de bienveillance qui accompagne la figure ô combien charnelle, terrestre et luminescente de Jill/Claudia Cardinale — la seule héroïne leonienne, pour l’éternité. Dans Il était une fois en Amérique, elle couronne les longues ascensions graduelles du Deborah’s Theme — ce lyrisme longtemps contenu, cette frissonnante et ténébreuse promesse. Tout dresse une scène, et surtout le temps. Le temps du métal musical des montres, le temps infiniment présent, égrené, détaillé, épelé grain par grain. C’est le légendaire "triel" final, prodigieux cérémonial où le montage animiste articule une série de gros plans composés comme des natures mortes (visages, yeux, mains, holsters, crosses de revolvers). Six minutes qui plongent dans une attente hors norme, un martyre pour les rongeurs d’ongles, mais d’un impact extraordinaire sur le plan épidermique. L’extension à la fois sadique et joueuse de la durée a pour fonction de différer le plus possible le jaillissement d’un instant soudain dressé hors du temps, déployant la puissance tonitruante et resplendissante d’une extase. Commandée par la sublime et bien-nommée Estasi dell’oro *, la course bondissante de Tuco parmi les tombes du cimetière étreint, entraîne loin de toute crédibilité, dans l’exultation grandissante d’une fête sans cesse reprise, rehaussée, dionysiaque, d’une danse de vie victorieuse où les tintements d’un nouveau carillon, les martèlements d’un piano qui pourraient signifier une pause, annoncent en réalité un nouveau souffle de cuivres, une nouvelle tempête triomphante de cordes. Leone ne cesse de s’élever, d’élever toutes ses forces contre la mort : il faut toujours que se déploie et se dresse, monumental, rutilant, mugissant, juvénile, ce toast jovial, ce psaume païen, cette puissance heureuse d’être au monde, ce chant levé de la Terre. Sergio, le cinéma vous remercie. Respectueusement.

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*Si vos esgourdes ne grimpent pas au plafond en entendant ce morceau, on peut vous proposer quelques bonnes adresses de psys.

Thaddeus
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le 4 sept. 2022

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