Aux âmes égarées, aux intrépides sens critiqueurs aventuriers et autres chercheurs cinéphages, laissez-moi vous présenter Le Carrousel fantastique. Alors que s’abat sur Hollywood le mastodonte The Red Shoes de Michael Powell et Emeric Pressburger, le musical réagit en laissant la marge aux chorégraphes comme Gene Kelly, au profit d’élaboration de ballets, authentiques apartés narratifs. Et parmi cette vague américaine déferlante, peut-être n’y a-t-il que l’unique véritable essai cinématographique d’Ettore Giannini en Italie pour rivaliser et tenir le cap face à la force du courant.


Fifties, Naples. Misère et boules de gomme. Salvatore Esposito, chanteur nomade et ambulant, chassé aux côtés de sa famille du confort d’un chez-soi, parcourt les rues avec son fidèle orgue de barbarie. Soudain, un vent s’élève, et s’envolent ainsi les chansons napolitaines de la tradition populaire qui prendront bientôt vie sous nos yeux. De là naît la force du film de Giannini : en réponse au Néo-réalisme de l’époque, aux personnages sans foyers, appauvris, et à la violence fraîche de l’après-guerre, le dramaturge propose un ancrage réaliste, qui se déchirera après quelques minutes et ressurgira par intermittence, au profit de la nostalgie passée et de l’avènement du fantastique dans lequel il ne faut plus seulement se réfugier, mais dans lequel se cache une partie de la force communautaire d’un peuple.


Dès lors, Le Carrousel fantastique se transforme en ce maniérisme abstrait, enfant métissé de la théâtralité toute puissante et l’opéra baroque du duo Powell/Pressburger, ainsi que du récit à coupe transversale qui lie plusieurs personnages et époques de La Ronde de Max Ophüls, devenue par vampirisme carrousel, tout en précédant même le cirque cru et la farce amère felliniens. Du théâtre, Giannini reprend les nappes chromatiques comme écho aux sentiments, la frontalité comme esthétique inséparable du spectacle, joue du cadre pictural aussi bien dans l’étroitesse du ratio 1,37 que dans l’artificialité de ses décors stylisés, et s’accapare Leonide Massine des Chaussons Rouges afin de livrer à ses chorégraphies le même dispositif scénique baroque assumé.


Cependant, bien loin du théâtre filmé, Le Carrousel fantastique réussit à trouver cet étrange équilibre entre deux arts à l’aide d’une matrice toute particulière : si les chansons ne s’apparentent jamais réellement à un défilement de saynètes, c’est qu’elles restent reliées non pas par la seule force d’une relation narrative, mais bel et bien par des dispositifs visuels, donnant lieu à une histoire de Naples purement graphique et esthétique. Ainsi, dans ce système, le gros plan presque banni s’use comme intensité cinématographique dévastatrice, et les inserts se changent en véritables Madeleines de Proust, comme ce masque de Pulcinella qui nous raconte sa naissance, son pinacle et sa chute, nous rappelant que le spectacle reste question d’existence symbolique et que si l’interprète trépasse, le personnage, lui, survit à la Faucheuse.


Dès lors, Giannini signe l’abolition des frontières, et met en œuvre l’état morphique comme instrument de sa mise en scène. Un masque se mue en marionnette, une marionnette se transforme en comédien dell’arte, une femme en photographie, une partition en reflet de ses interprètes, jusqu’à ce que la figure historique de la chanson croise le chemin de notre famille de l’après-guerre et lui passe le flambeau de la petite histoire et de la grande Histoire. De ce manège du temps et des formes en échos, véritables matières de passage, toute image peut par mégarde révéler sa nature profonde de spectacle et le dispositif scénique semble ainsi omniscient et omnipotent ; un personnage se rapproche de nous, regarde l’objectif, fait reculer de sa marche la machine qui le captait, ferme une fenêtre et nous voilà transportés autre part, dans un autre temps, dans une danse nouvelle.


Ce faisant, Giannini, malgré ses segments inégaux et son flux transversal parfois chaotique, à l’image de la démultiplication saturée de figurants sans réelle explication satisfaisante, saute impudemment et audacieusement de l’artifice du studio à l’Italie néo-réaliste, laissant de temps à autre les décors scéniques saigner quelques instants encore dans la réalité meurtrie, et donne ainsi naissance aux déambulations d’une forme unique, celle du spectacle qui arrache au quotidien devenu trop cruel, prônant cette existence esthétique moins douloureuse que les ruines de la folie humaine.


7,5.

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le 2 août 2018

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