Crépuscule
7.3
Crépuscule

Film de György Fehér (1990)

Mettons tout de suite cartes sur table. Ça fait plus de quatre ans que j'attends de voir ce film dont seulement une copie VHS semblait exister jusqu'alors. C'était sûrement ma plus grosse attente du festival de restaurations de la Cinémathèque française Toute la mémoire du monde de 2022.


Je vais pas m'éterniser pour décrire comment l'atmosphère globale m'a en partie comblé, c'était gagné d'avance, c'était le gage, la promesse qui avait déjà nourri mon attente depuis tout ce temps et que le film pouvait difficilement rater. Là où le bas blesse, c'est qu'il y manque ce que j'aime chez Béla Tarr. C'est marrant, parce qu'en fouinant un peu par ci par là, on se rend compte que toutes les combinaisons existent. Certain·e·s aiment Crépuscule justement parce qu'iels n'aiment pas Tarr, d'autres l'aiment ou le détestent parce que le film leur rappelle justement le cinéma de Tarr. Cependant, même si Tarr fut consultant sur Crépuscule et Fehér producteur de Sátántangó, je pense qu'il est plus intéressant d'essayer de mettre en rapport leurs différences — sans être exhaustif. Enfin c'est la posture que je souhaiterai avoir afin de comprendre ce qui me plaît chez l'un et que je n'ai pas retrouvé ici alors qu'on me l'avait pour ainsi dire promis.


Je crois que ça se résume à une phrase de la critique de Limguela, utilisée en exergue pour défendre le film de Fehér contre le cinéma de Tarr, et qui a tellement le mérite de l'honnêteté intellectuelle qu'elle me convient parfaitement pour défendre le second contre le premier : « Encore faut-il jouer le jeu. En imagination comme en hypnose, il faut de bons sujets réceptifs. »


Crépuscule m'a donné l'impression, à plusieurs reprises, de la gratuité même, d'un formalisme figé, déjà mort, ou plutôt de ce qu'on appelle sur un tournage de cinéma une mécanique. Une dizaine de secondes en début de plan où rien ne se passe, le début de mouvement de caméra, elle s'arrête, un premier bout de dialogue dit sans y mettre l'émotion, on se tait et on se tient statique le temps que l'opérateur arrive à la position suivante, alors la caméra se déplace à nouveau, s'arrête, deux secondes supplémentaires de figement, les mots reprennent, quelques secondes avant de couper le plan.


Si l'atmosphère cosmique, contemplative, métaphysique attachée à cette esthétique de la lenteur a toute sa place dans le genre de l'enquête, mettant en scène, film après film, le malsain qui grouille toujours en nous et le sentiment fataliste d'impuissance face à ce genre d'actes inhumains qui contamine même la vision des paysages, recourir systématiquement à ces effets me semble ici desservir l'intrigue. Plusieurs séquences donnent plutôt l'impression d'avoir besoin d'un peu plus d'urgence — qui n'aurait d'ailleurs pas été incompatible —, dont l'absence ici donne des moments assez faux, comme récités, artificiels, qui brisent du même coup l'équilibre fragile d'un cinéma cosmique recherché par Fehér.


Dès lors, l'hypnose cinématographique se rompt, la réception sensorielle ne passe pas toujours, la manigance fictionnelle et plastique vole parfois en éclats, et l'on oscille entre des moments qui nous repêchent véritablement dans les mailles du filet, dans cette atmosphère du désespoir et son enquête malsaine, et une mise en image mécanique qui passe à côté de ses enjeux scénaristiques premiers. Lorsque la sur-ambiance prend le dessus dans les instants où elle aurait plus à gagner de retourner au second plan — principalement lors des séquences pivots pour l'intrigue dira-t-on —, lorsque la lenteur se donne comme lenteur et oublie le rythme interne invisible du film, le monde décrit perd du même coup sa réalité cinématographique, sa vivacité imaginaire et devient ce tableau mort où aucune histoire n'est plus racontée.


En fin de compte, ça se joue à peu, à une maladresse, un oubli des besoins vitaux du public, même sur une oeuvre aussi contemplative, où je pense que, contrairement à Béla Tarr, György Fehér n'a pas été à l'écoute du rythme que demandait son film, n'a pas su le composer au sein même du plan par peur que cela détériore l'état de flottement de son atmosphère, n'y a pas insufflé les éléments vivants qui incombent à chaque ambiance funèbre, les contrastes qui relancent — comme en musique — l'hypnose formelle. À moins que, même en voulant jouer le jeu, je n'ai pas été cette fois le bon sujet réceptif, ayant malheureusement senti à plusieurs reprises la caméra et non le regard, le tournage et non le monde.

SPilgrim
3
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le 4 avr. 2022

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