Le procès qui opposa en 1386 le chevalier Jean de Carrouges et son épouse Marguerite De Thibouville à Jacques Le Gris, érudit et libertin notoire semblait approprié pour un traitement narratif de type Rashōmon. Marguerite accusant Le Gris de l'avoir violée en l'absence de son mari, Le Gris niant pour sa part la qualification de viol considérant n'avoir fait qu'effeuiller la Marguerite. Parole contre parole donc. Sauf que les choix de mise en scène effectués par Ridley Scott vont rendre en partie inopérant cet effet Rashōmon.
(l'analyse qui suit s'adresse de préférence à celles et ceux qui ont déjà vu le film - Spoil)


Kaléidoscope
D’abord, parce que la narration à points de vue multiples est sensée produire chez le spectateur une forme de plaisir ludique qui ne fonctionne pas très bien ici, du moins pas jusqu’au bout. Normalement, dans ce type de dispositif narratif, le spectateur est amené à se faire sa propre opinion en comparant des versions qui se contredisent. Versions qui, mises en images, ne correspondent pas à la réalité des faits mais aux récits des protagonistes. Récits qui peuvent tout aussi bien être vrais que faux, un même fait pouvant donner lieu à des scènes totalement contradictoires. Émerge alors de la succession des témoignages non pas une vérité, mais une réalité kaléidoscopique où mensonges et vérités se côtoient.


Vérité par adjonction
Le problème avec le Dernier Duel précisément c’est que les différents récits viennent se compléter, s'ajouter plutôt que se contredire, s'opposer. Dans la deuxième partie du film intitulée "La Vérité selon Jacques Le Gris", les scènes précédemment racontées du point de vue de Carrouges sont peu ou prou les mêmes, accréditant l’idée que les images sont conformes à la réalité. Si Jacques Le Gris affirme qu’il n’a pas violé, alors que les images montrent le contraire, c’est tout simplement que de son point de vue, il n’y a pas eu viol. C'est effectivement sa manière habituelle de "prendre" les femmes (on le voit d’ailleurs dans une partie fine, où le viol est scénarisé avec une forme de consentement des partenaires). Autrement dit, il n'y pas pas ici de manipulation par les images - via un récit mensonger - mais plutôt une sorte de scénario à ellipses.


Réalité ou vérité ?
Il y a certes de nouveaux éclairages sur les personnages d’une partie à l’autre - surtout de la première à la deuxième - mais rien qui n’entretienne le mystère, ou l’ambiguïté qu'on pouvait espérer. Ainsi, lorsque survient le troisième et dernier témoignage, celui de Marguerite, il n’y a pas à proprement parler de nouvelle vérité qui émerge mais plutôt la confirmation d’une vérité déjà dessinée par les deux premiers témoignages. La scène du viol, par exemple, est quasiment la même dans la partie de Le Gris et dans celle de Marguerite alors même qu’on devrait s’attendre à ce qu’elles diffèrent puisque tous deux s’opposent sur les faits.
C’est comme si les scénaristes avaient oublié que les témoignages dans ce type de narration à points de vue différents sont précisément sujets à caution, éminemment subjectifs et pour cette raison très éloignés de la vérité.
Or, la troisième partie du film est ostensiblement annoncée comme la partie montrant la vérité absolue, et non pas seulement cette de Marguerite. Mais quelle vérité ? Et pourquoi ce terme qui en fait ne semble pas approprié. Car la vérité s’oppose au mensonge. Or dans cette histoire, ni Jean de Carrouges, ni Jacques Le Gris, ni Marguerite ne mentent, ils sont au contraire tous sincères...de leur point de vue.


Manque d'audace ?
Ainsi, le film est-il assez décevant sur le plan scénaristique surtout par manque de véritable surprise. Là où on pouvait s’attendre à une troisième partie « explosive » - faisant éclater les deux précédentes versions - elle tombe juste à plat. La raison est évidente : étant tenus par la réalité historique, les scénaristes ne pouvaient pas proposer une partie où Marguerite aurait manipulé Le Gris. Ou, pourquoi pas, avec un Carrouges encourageant Le Gris à entreprendre sa femme pour en espérer un héritier (quand bien même il n’aurait pas été de lui), bref une audace scénaristique qui aurait pleinement justifié le choix de l’effet Rashōmon. Sauf qu’une telle option, non seulement aurait contredit l’Histoire, avec un grand H, mais surtout aurait fait de Marguerite une manipulatrice, chose impossible vu la dimension féministe du film.


Tout cela étant dit, le film n'en reste pas moins réussi avec une prestation extraordinaire de Matt Damon et ce duel ultime, en écho à Gladiator, qui boucle le film de façon magistrale.


7.5/10

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le 20 oct. 2021

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Theloma

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