44 ans ont passé depuis Les Duellistes, premier long métrage de Ridley Scott, et le voir revenir à ses premières amours a évidemment de quoi intriguer. Sa carrière a été entre temps profuse, éclectique et trop fournie pour rester à la hauteur des chefs-d’œuvre dont il nous as très tôt gratifiés ; et son rapport au film historique mâtiné de tout ce que les budgets de blockbusters peuvent y apporter de laideur médiocre pouvait inquiéter. Fort heureusement, Le Dernier Duel ne s’inscrit pas dans cette catégorie : plus modeste, sans propension véritablement spectaculaire, il concentre sa narration sur un triangle à échelle intime. On nous servira certes quelques combats, la boue froide et la violence barbare du bas Moyen-âge, mais par petites touches, étonnamment interrompues avant qu’un souffle épique puisse réellement s’épancher. La photo, bleue et grise à outrance, plante un décor où la neige prend ses quartiers des années durant, et où les feux de cheminée peinent à redorer une atmosphère glaciale.


Cette froideur linéaire habite tout le premier segment, qui pourrait dérouter s’il ne menait à une première rupture. Racontés par Jean de Carrouges, un Matt Damon en mode Gladiator sans la sympathie, les événements suivent leur cours et se livrent sans contrastes. On comprendra par la suite qu’ils sont en osmose avec le personnage, un rustre illettré pétri de certaines valeurs, mais avant tout plongé dans une logique de survie matérialiste.


Car Le Dernier Duel va proposer d’explorer cette affaire d’accusation de viol en optant pour la narration fragmentée, connue depuis le fameux Rashomon de Kurosawa. Trois versions intitulées « La vérité selon… » nous serons ainsi présentées. Dans le deuxième segment, l’ami et futur accusé Jacques Le Gris (Adam Driver) révèle sa loyauté, son raffinement et l’intelligence avec laquelle il se crée un réseau de relations lui donnant tous les appuis et les possessions convoités. Dans le troisième, l’épouse livrera sa version des faits.


La question de la déposition et du point de vue est évidemment cruciale dans un récit de viol, et le récit ne manque pas d’aplanir avec un certain didactisme les notions de consentement, d’objectivation et de représentations, du plaisir féminin (réduit à un apparent mythe littéraire que serait la petite mort) ou du viol conjugal. Les échos avec le combat féministe actuel sont nombreux, et on pourrait s’irriter de voir ce plaquage presque anachronique, consistant à déconstruire le récit pour déconstruire les mâles, en somme, si c’était là son seul objectif.


Car cette tripartition des voix est aussi un puissant témoignage social, qui tresse des personnages incompatibles parce qu’évoluant dans des univers parallèles. L’inculture de Jean est une nécessité, et sa rage impossible à contenir un cri sur les inégalités qui le dépouillent de ses terres. Le jeu de séduction de Jacques est une construction issue de l’élite des privilégiés, qui jouissent sans entraves et ne comprennent pas la notion de consentement. Quand à la voie de Marguerite, c’est tout simplement celle d’un sexe qu’on a habitué au silence, et qui va tenter, sur le modèle de son mari ayant le courage de revendiquer certains droits, de s’y essayer avant de comprendre que se taire aurait probablement été la meilleure option.


(spoils)


Contrairement à ce que semble nous indiquer la construction du récit, l’objectif n’est pas réellement la vérité. Dès le récit de Jacques, le spectateur aura compris de quoi il retourne. Le sujet du film, et le titre en atteste, est en réalité le duel. Et ce qu’il dit de la justice des hommes est tout à fait passionnant : ne pouvant trancher, ils s’en remettent à Dieu, qui désignera, par le vainqueur d’un combat à mort, qui avait raison. C’est là l’occasion pour Scott de livrer un combat annoncé plus de deux heures auparavant, et de contenter de manière assez perverse les attentes du spectateur. Violence frontale, travail outré sur le son, variété des armes et gradation de la lance à cheval au corps à corps fracassant, rien ne manque, et le plaisir de l’octogénaire à prouver son talent s’affiche sans détour.


Mais les contrechamps sur la foule et ses réactions agitent un spectre assez ambivalent sur notre soif de sang, qui semble se présenter ici comme un ersatz de justice. Car à bien y réfléchir, le spectacle offert est une diversion qui satisfera le plus grand nombre, jusqu’à imposer un véritable viol métallique sur le prédateur sexuel, loi du talion acceptable, puisque située dans les âges barbares. L’intelligence de l’écriture est ici éclatante : dans cette victoire, la vérité n’a plus aucun intérêt. La force brute du rustre lui apporte les vivats de la foule, et la femme fera avec. Son silence se nourrit désormais des leçons apprises, notamment par sa belle-mère : c’est seule, dans l’été enfin conquis, devant son fils qu’elle pourra accéder à la vie libérée des hommes de pouvoir.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 15 oct. 2021

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Sergent_Pepper

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