Un monde sans pitié.Le portier vieillissant d'un grand hôtel commence à fatiguer,et la direction le rétrograde à l'entretien des chiottes,ce qui le brise moralement.Ce drame social du grand cinéaste qu'est Murnau est d'une fantastique acuité et d'une actualité sidérante,sans doute parce qu'il s'agit d'une étude du caractère humain,chose qui en fin de compte n'évolue guère.On attaque avec une violente charge anticapitaliste.Le début du film fait très fort,avec cet homme planté devant l'hôtel sous une pluie battante,qui doit appeler les voitures des riches clients et escorter ceux-ci jusqu'aux véhicules en leur tenant un parapluie.Ca,c'est pour ceux qui partent.Quand ils arrivent,il faut qu'il porte leurs malles,qui pèsent des tonnes.A tel point que le mec fait un semblant de malaise à la suite d'un effort important et a un peu de mal à récupérer,ce que remarque illico le directeur de l'établissement,un gommeux qui n'a jamais rien soulevé d'autre que des stylos.Dès le lendemain,un nouveau portier,plus jeune,plus costaud,est en place,et l'ancien est donc envoyé astiquer les latrines.Eh oui,le système était déjà en 1924 le même qu'aujourd'hui.On presse les gens au maximum puis,quand il n'y a plus de jus,on les jette.D'ailleurs,tout ça est très normal d'un point de vue entrepreneurial.Le gars n'est effectivement plus apte physiquement à assumer son job.Son patron n'a rien contre lui,et il préfigure les managers actuels.Il n'envisage nullement ses employés comme des êtres humains,mais juste en tant que rouages d'une machine qu'il est chargé de faire fonctionner sans accroc.Le portier n'est pas victime de son supérieur mais de la logique du système.Qui du reste se donne bonne conscience en recasant le type dans un rôle subalterne en raison de ses longs états de service.Mais le film va plus loin et met en cause également les exploités du capitalisme.Avant sa mise à l'écart,le portier était un esclave fier de l'être.Pour que le système perdure,il doit être accepté par tous,y compris par ses victimes,qui par leur passivité ou leur complicité contribuent à le maintenir et le faire prospérer.Ainsi,cet homme paradait devant son hôtel et se croyait important,aveuglé par la prestance que lui donnait son superbe uniforme chamarré.Car le capitalisme sait flatter ses serviteurs au besoin,en leur accordant quelques colifichets qui ne coûtent pas cher mais font plaisir,à la manière de ces babioles de pacotille autrefois offertes aux chefs de tribu du tiers-monde par les affairistes occidentaux afin d'obtenir leur concours,menus cadeaux qui deviendront plus consistants quand ces chefs de tribus deviendront des chefs d'états.Cet uniforme est un personnage à part entière du film.Il est le symbole à la fois de l'asservissement du mec dans le monde des riches,sur son lieu de travail,et de sa gloire vaniteuse dans son monde réel,celui des pauvres,lorsqu'il rentre chez lui.Car il vit dans un immeuble bien modeste,dont les habitants sont impressionnés en le voyant se pavaner dans son beau costume.C'est le troisième étage de la fusée,car Murnau n'hésite pas à pointer là la bêtise d'une populace facilement influençable qui admire et respecte cet homme qui fait pourtant partie de son milieu,mais brille par son apparence.L'habit fait le moine,quoi.Et ces mêmes personnes ne se feront pas faute de le railler et le rejeter en apprenant son infortune.Versatilité des foules.La fulgurance du film se confirme quand le portier vole ce fameux uniforme qui lui a été retiré et l'enfile lorsqu'il revient dans son quartier,afin de ne pas perdre la face.Le drame du déclassement est ainsi exprimé de manière tangible et fait penser à ce phénomène très actuel qui voit ces chômeurs partir de chez eux le matin comme s'ils allaient encore travailler,pour cacher à leur entourage la réalité de leur situation.Sur la forme,"Le dernier des hommes" est aussi une vraie réussite.S'appuyant sur la superbe photo aux tons sépias de Karl Freund,le futur réalisateur de "La momie",Murnau déploie une mise en scène tout à fait moderne.Son style expressionniste puissant induit une ambiance de "réalisme augmenté".Il filme juste,alternant gros plans saisissants et plans larges inspirés,sa caméra en mouvement se faufilant avec aisance à travers des décors peu nombreux mais bien utilisés.Il ne recule pas devant les effets visuels et nous gratifie évidemment de sa technique coutumière de l'intérieur-extérieur.Il nous montre ce qui se passe à l'intérieur de bâtiments qu'il filme ensuite de l'extérieur,ce qui fait ressortir la différence de ces deux regards.Un passant peut circuler devant ces immeubles sans se douter de ce qui se trame à l'intérieur.D'où une interrogation qu'on peut avoir soi-même:quand on marche dans une rue,qui sait ce qui se passe derrière ces façades muettes?Peut-être les pires drames,ou les plus grandes joies,mais on n'en sait rien.D'autre part,le cinéaste utilise parfois cette technique de manière elliptique.Il amorce une situation,puis les personnages entrent dans un bâtiment,mais la caméra reste dehors et se contente de filmer la porte.Cependant,à la lumière de ce qui a précédé ce moment,on sait,ou du moins on se doute,de ce qui se passe ou se dit à l'intérieur,ce qui est intellectuellement stimulant.Tout n'est pas parfait cependant,et on peut reprocher au film certaines scènes ou certains plans trop longs,trop étirés,qui ralentissent inutilement l'action.Et il y a la fin,qui introduit un renversement de situation radical totalement en contradiction avec le ton général de l'oeuvre.Ce condensé de noirceur absolue se perd in fine dans un optimisme inattendu et une mièvrerie inadaptée engendrés par un rebondissement invraisemblable.L'immense Emil Jannings interprète le rôle principal de façon époustouflante,et campe un personnage d'une telle veulerie qu'elle ne trouvera d'égale que dans celle du professeur Unrath,qu'il incarnera quelques années plus tard dans "L'ange bleu" de von Sternberg.

pierrick_D_
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le 11 déc. 2017

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