Au moment de se présenter en salle pour apprécier The Last Duel, difficile de ne pas redouter le pire à la lecture d'un titre aussi accrocheur, à la perspective d'un casting aussi flamboyant. La batterie de bande-annonces aussi trépidantes les unes que les autres, promettant un ultime duel riche en fracas métalliques et le vendant comme objet ultime de jouissance pour le spectateur n'arrange pas la situation. D'autant plus que le maître à la manœuvre n'est autre que le titan Ridley Scott, dont les plus grandes œuvres sont devenues au fil des années des totems sacrés de la culture occidentale (Kingdom of Heaven, Gladiator, American Gangster mais surtout Alien et Blade Runner).
Preuve qu'il ne faut jamais faire confiance aux stratégies marketing des studios, nous découvrons avec surprise un tout autre tableau que celui-ci.
Habitué à exprimer sa vision du monde à travers des fresques épiques, fasciné par l'écho que les enjeux de notre Histoire peuvent avoir avec le monde contemporain, le patriarche d'Hollywood propose une œuvre d'une surprenante densité poétique.


Scott s'intéresse à adapter l'affrontement entre Jean de Carrouges et Jacques le Gris, deux chevaliers du Haut-Moyen-Âge dont les d'accusations de viol sur l'épouse du premier déclencheront un violent procès, resté célèbre dans l'Histoire.
Ce duel judiciaire, l'un des derniers en France, est rapporté en premier lieu par l'universitaire américain Eric Jager (The Last Duel: A True Story of Trial by Combat in Medieval) qui s'intéressait alors aux pendants juridiques de l'affaire. Il est intéressant de voir à quel point la structure par essence analytique du texte de Jager influence le cinéaste dans ses choix de mise en scène. The Last Duel représente assurément une véritable dissection par le montage et par le cadre des enjeux de pouvoir et de domination des heures sombres du monde médiéval. Cette même société où l'œil menaçant d'un Dieu vengeur oblige chacun à défendre avec hargne son honneur et son droit à la Vérité.
Aussi ne sera-t-on pas surpris de voir Scott ressortir les techniques de montage issues du film de procès par excellence : Rashomon d'Akira Kurosawa. Le deuxième segment abordera donc la question de la déposition en réitérant les mêmes évènements racontés à tour de rôle par chacun des trois protagonistes impliqués dans l'affaire : "La Vérité selon" Jacques (Adam Driver), Jean (Matt Damon) puis Marguerite (Jodie Comer). Comme dans Rashomon, les séquences clefs de la narration gagnent en densité discursive dans l'épreuve de leur répétition et démontrent ainsi une fois de plus ce que le cinéma peut avoir de révélateur, au sens véritablement photographique du terme. Par le montage, en l'occurence, Scott se sert du médium comme d'une véritable méthode scientifique : maîtriser et tordre les évènements autant d'un point de vue du temps que de l'espace, afin de les analyser et d'en extraire, si ce n'est la vérité, illusoire, la complexité.


Aussi, la froideur des premières scènes se justifie-t-elle intelligemment dans un mouvement rétrospectif. Une fois le dispositif en points de vue explicité, l'on comprend que le premier segment était narrativement internalisé par Jean, seigneur rustre et froid dont l'honneur et la dignité chevaleresque guident la ligne de conduite. Parcouru en conséquence d'une photographie à la dominante bleue, de plans à l'organicité boueuse et humide, la linéarité du récit et le manque d'artifices dans la mise en scène s'avèrent en tout point correspondre à la personnalité terre-à-terre de Carrouges. Aussi, avant l'emballement narratif que constitueront le viol et la déposition judiciaire des trois personnages, sera-t-on progressivement mis au fait de l'injustice faite à Jean dans le partage de ses terres avec le puissant comte Pierre II d'Alençon (Ben Affleck).
Parce qu'avant que d'être une enquête judiciaire, The Last Duel est d'abord une affaire de joutes politiques et sociales. Le choc des personnalités entre Jean, seigneur à la fois intransigeant et bienveillant, guerrier terrible et personnalité dangereusement terrienne, et le tandem Jacques le Gris-Pierre d'Alençon, chevaliers issus de la noblesse la plus raffinée et seigneurs outrageusement déconnectés de leur terres, est saisissant. Ils ne peuvent qu'évoluer dans des mondes radicalement autres, pétris de valeurs opposées. L'incompréhension et le mépris règnent entre puissants, dont l'incapacité à faire société démontrera bien que les responsabilités politiques qu'ils exercent envers leurs administrés, qu'on ne verra d'ailleurs qu'à de très rares occasions, sont plus qu'illusoires.
Aussi cette exposition, surprenante dans un premier temps, permet-elle à l'œuvre de mettre en place les conditions d'accès au souffle narratif nouveau amené par la seconde partie du récit en s'affairant à replacer le procès dans le contexte géopolitique qui lui sert de caisse de résonance.


Signe des œuvres les plus abouties, la complexité narrative du récit et la pertinence de son traitement scénographique donnent lieu à un certain nombre de scènes dans lesquelles l'image remplace, à elle seule, tous les mots.
L'instant où Marguerite est abusée, ainsi que celui où elle révèle les faits à Jean verront le dispositif en point de vue prendre tout son sens. Aussi, la répétition de son dispositif dans quelques scènes clefs disséminées dans la deuxième partie du récit donnent à l'ensemble une épaisseur poétique appréciable.
L'on pense notamment à la réconciliation momentanée entre le rival et l'époux, au cours de laquelle Marguerite sera forcée d'embrasser Jacques pour symboliser la paix entre maisons. Là où la naïveté de Jean - qui narre cet épisode avant d'apprendre le viol - démontre son cruel manque de considération, la version de Jacques appuiera sa méconnaissance et son mépris pour la notion de consentement. Enfin, Marguerite exprimera avec une nonchalance tragique son dégoût et son impuissance.
Trois mondes qui ne se comprennent pas s'entrechoquent au sein d'un même espace, et la mise en scène, hautement cinématographique, l'explicite en s'appuyant sur des échelles de plan inversement proportionnelles aux enjeux esthétiques. Ainsi, plus les corps se rapprochent, plus la distance se fait sentir. La poignée de main entre les deux hommes symbolisera un calme effrayant avant une tempête impitoyable. Le baiser, comme une métaphore du film, scellera le sort tragique de Marguerite au sein d'un monde qui ne la considère pas.


On le voit avec insistance, et Scott prend soin d'en souligner les ponts inter-époques, ce monde est un monde tragiquement masculin, gangrené par une violence omniprésente et une concurrence aride. Aussi, la place réservée aux femmes est bassement instrumentalisée au mieux au service d'intérêts politiques, quand ceux-ci ne sont pas reliés aux instincts les plus bas et primaires.
Deux actes sont fondateurs dans cette démonstration, autant d'un point de vue narratif que scénographique. Le premier, le viol de Marguerite, sèmera un vent de panique dans les maisons concurrentes. Le deuxième - peut-être le plus important -, la décision de Marguerite d'élever sa voix devant la cour du Roi, la condamnera à devenir le faire-valoir d'enjeux qui la dépasseront inévitablement. Que ce soit pour l'un ou pour l'autre, jamais sa parole ne sera écoutée, sa douleur, évoquée. Même Jean, dernier supposé rempart face au lynchage qu'elle subira, ne protégera que ses intérêts et en profitera pour régler ses contentieux par le sang.
Le paradoxe est alors le suivant : là où Le Gris et Pierre d'Alençon incarnent la perversion du système de valeurs médiévales, la droiture de Jean n'en sera jamais entachée. Scott le montre avec justesse, c'est précisément parce que la femme n'est conçue que sous l'angle de l'intérêt et de la réification que Marguerite ne sera jamais considérée. Cible favorite de désignation des maux du monde autant qu'antidote à leur démesure, la violence des hommes repose sur les épaules des femmes, et la terrible révélation du viol conjugal viendra mettre un point d'orgue à ce déterminisme tragique.



Panem et circenses



Le duel final entre les deux ennemis désignés parachèvera avec force la fresque d'un drame humain que le metteur en scène s'était employé à développer pendant deux heures durant.
Dans un monde dépourvu d'empathie où la justice sociale n'a pas sa place, seul le spectacle constitue un échappatoire aux maux des hommes. L'ultime duel, que Ridley Scott met en scène non sans un malin plaisir à s'amuser avec virtuosité du cadre, fera honneur avec force au fameux adage latin. Dans leur incapacité à poursuivre un idéal de vérité, les hommes s'en détournent. La barbarie, justifiée par une idée vengeresse de la justice divine propre à ces âges féodaux, prend alors le dessus. Le duel est une véritable diversion, un moment suspendu dans le temps où la foule oublie la misère, la soumission, et fait corps pour étancher sa soif de sang.
Aussi, la vue d'un Jean triomphant, renaissant de ses cendres et portant haut son courage pourrait-elle matérialiser une lueur d'optimisme vers une justice certes implacable, mais authentique. Pourtant, acclamé par la foule comme un prophète, frayant son passage à travers elle en direction de la Notre-Dame de Paris naissante, sa victoire laisse, à la bouche, un certain un goût d'amertume.

remchaz
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le 15 nov. 2021

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