Le film tient, au-delà de la puissance de son récit et du contexte dans lequel celui-ci s'inscrit, sur une émotion très particulière induite par son dispositif. Nous suivons un homme, souvent de dos - mais il y a de nombreuses volte-faces - en train d'agir et de circuler, d'observer et de feindre, prenant presque toute la place dans le champ très étroit, occupant la seule qui soit nette : tout ce qu'on voit d'autre est flou, ou parcellaire ; en cela, Le fils de Saul n'est pas un décalque du procédé dardennien, qui relèverait plutôt d'une rhétorique filmique de l'accompagnement, quand Laszlo Nemes nous place, lui, en seconde ligne, inventant un personnage qui serait une sorte d'intermédiaire entre le monde et le spectateur, pure puissance d'agir et de voir, métaphore du geste filmique, homme-caméra.
Nous sommes accrochés à cet homme, à son visage, à ses épaules, à son dos. Saul n'est pas un héros, ni un juste, ni un sujet : nous ne le connaîtrons pas de mieux en mieux, en tout cas nous ne le connaîtrons pas comme il nous arrive de connaître certains personnages, car Saul échappe à toute définition (si ce n'est celle du visible ; mais sa nature quadridimensionnelle génère un sentiment d'incomplétude). Saul est une présence. Nous nous habituerons à elle, peut-être l'aimerons-nous, comme un enfant finit par aimer son père, c'est-à-dire particulièrement ses épaules et son visage, ce double-repère, abscisse et ordonnée du monde dont nous tentons en vain de saisir la mathématique (une mathématique du chaos, où 1+1=0, et +1 toujours 0 - cf les 3 rabbins auxquels Saul demande assistance).
L'émotion si particulière du dispositif réside donc dans le fait d'un appel à l'enfance du spectateur, mais pas l'enfance objectivée, franchisée des films pour enfants, ni celle, totalement fabriquée, franchement gâteuse, de La Vie est Belle de Benigni : non, l'enfance en tant que nous, spectateurs, avons eu un père. Bien vite le personnage acquiert une odeur, un souffle qui nous sont chers, chers parce que familiers, rassurants : nous ne connaîtrons pas Saul mais nous le reconnaîtrons. Nous, spectateurs, sommes ses enfants - son fils, ce poids mort qu'il porte partout avec lui, duquel il ne parvient pas à se débarrasser, qu'il aime et veut abandonner tout à la fois, la raison de son agir, la raison de son égarement, un fils qui n'est jamais clairement le sien, mais qui le devient à force d'obstination, un fils dont il se charge, le fils d'un père. Et nous le savons traversé par deux tendances, deux pulsions qui s'affrontent et parfois s'unissent étrangement, claires comme dans les tragédies : l'une le tient en vie, l'autre lui intime de rejoindre les morts. Deux mouvements qui sont le même mouvement, la même course. Nous sommes le fils d'une tragédie, et peut-être Saul, notre père, nous porte-t-il partout avec lui, mais c'est lui qui nous pèse bien vite, en ce sens où l'appui s'avère réciproque, de nous vers lui physique, de lui vers nous originel. Saul agit comme si nous voulions voir, et nous ne le pouvons pas (nous ne connaîtrons jamais l'histoire des pères), aussi voit-il pour nous, à notre place. Nous lui prêtons le désir, il nous prête ses yeux. Pour autant, nous ne verrons pas ce qu'il voit, mais nous le verrons voir. L'intermédiaire : la place éternelle du père.


Sur la question de la représentation de la Shoah, Laszlo Nemes n'évite pas toujours le spectaculaire (le travail sur le son est à la fois extraordinaire et d'un réalisme étouffant, peut-être un peu pervers dans cette façon de détailler l'espace) malgré la mise en place d'une esthétique du lacunaire. Mais la subjectivité forcenée à laquelle il nous contraint, sans nous épargner, témoigne d'un souci, d'un questionnement qui dépasse de bien loin les fausses solutions spielbergienne et benigniesque. En fait, dans Le Fils de Saul, tout repose sur un hiatus : d'un côté il y a l'hyper-réalisme de la reconstitution, de l'autre il y a le filmage (pour lequel il faudrait trouver un autre mot que celui, trop simple, et pas tout à fait exact, de 'déréalisation', car ce n'est pas de cela qu'il s'agit - d'abstraction ? de subjectivation ?). Ce hiatus est réconcilié par la figure de Saul, qui se fait voyeur pour que nous devenions voyants - voyants d'une mémoire qui nous échoit historiquement.


Quant au matériau documentaire duquel est issu Le Fils de Saul, le livre de Didi-Huberman, Sortir du Noir, est très précieux. Il est question, dans le film, d'un photographe. Ce photographe a existé, prenant, sans doute au péril de sa vie, quelques photographies des camps, dont quatre nous restent aujourd'hui, et qui ont servi à définir l'esthétique du film, à penser la question du flou, celle du visible et de l'invisible.

Multipla_Zürn
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le 9 nov. 2015

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