Quel rapport entre le mouvement punk, la théorie queer et Ned Kelly, le plus célèbre hors-la-loi australien ? Dans les faits, pour autant qu’on puisse en juger, aucun. Sous le regard de Justin Kurzel, de retour au pays après s’être laissé mettre en boîte par Ubisoft, une certaine idée de la rébellion. Du moins avant de se voir « volé son histoire » et transformé en figure pop… puis en marque de gâteau ou aimant à frigo...

De là cette « vraie histoire du gang Kelly [où] rien de ce que vous allez voir n’est vrai » - dixit le carton d’ouverture. Comprenez par-là que tout l’objet de cette libre adaptation du roman de Peter Carey est de questionner l’identité paradoxale du rebelle élevé au rang d’icône. Comment ? Par une relecture à la première personne où le Jesse James ozzie se débat, non plus seulement avec la loi britannique et les autorités coloniales, mais aussi avec sa propre légende en marche, dans le même genre de relation toxique avec son image qu’avec mère et pairs.

Résultat : un post-western à la narration retorse et la forme instable, entre naturalisme cru et anachronismes assumés, semi-impros et esthétique « glam-grunge ». Sans parler de ces nombreuses expérimentations - hémophobes et épileptiques s’abstenir ! Un art du composite résumant toute la dualité de l’anti-héros : son destin d’« artiste » façon Bronson et sa quête de soi à la frontière de toutes les normes. Le tout au cœur historique de la forge du sentiment national australien.

Soit, pour le réalisateur de Macbeth retrouvant ici son scénariste et comparse des débuts Shaun Grant, tous les ingrédients pour une nouvelle tragédie monstre.
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Rebel with a frock

« When the legend becomes fact, print the legend. » On connait la chanson, et tous les films qui se sont ingéniés à suivre sa supposée directive : dénoncer le mythe comme une fraude, un odieux mensonge d’État si ce n’est un complot, transformant au passage l’ambiguïté originelle de L’homme qui tua Liberty Valance en slogan politique. Et sa double perspective sur l’écriture de l’Histoire en réponse univoque, porte ouverte, dans les plus extrêmes cas de révisionnisme à la mode déboulonnage de statues, à la cancel culture… Or là réside justement le pari casse-gueule de ce True History of the Kelly Gang (le film comme le bouquin) : refuser de jouer la réalité contre la légende, pour mieux les faire dialoguer.

Le Ned Kelly de George Mackay, loin des précédentes incarnations du personnage, étant ici ce mince fil tremblant entre les deux : d’un côté quelques balises historiques aux airs de graines de chaos, de l’autre les mâchoires du destin (cf. ses nombreux plans en point de vue olympiens et l’évolution progressive du ratio d’image du 1.85 au 2.35). Et puis, surtout, au milieu du guet, cette zone de flou artistique où le bushranger se pique d’écrire sa propre contre-histoire ! Parce que tout homme digne de ce nom se doit de le faire, d’autant plus lorsqu’il n’a que ça à transmettre en héritage. En cela, le film reprend le parti pris de Peter Carey, soucieux, après découverte de ses lettres, de redonner une vibrante voix à l’authentique Edward Kelly, quitte à l’inventer…

Au cœur du projet donc, cette idée méta du narrateur/protagoniste comme plume sincère mais brouillonne luttant pour garder sa ligne envers et contre toutes les adverses. Le sujet VS l’objet, l’autofiction contre le grand roman officiel. Et un combat perdu d’avance, bien sûr, alors que chaque rencontre - notamment dans une très belle première partie aux airs de conte - marque le petit d’homme à l’encre écarlate. Tandis que chaque ellipse créer une nouvelle schize dans le miroir brisé du portrait. Le tragique est là, dans cette construction identitaire à la syntaxe perturbée. Mais aussi la beauté du geste, transposant la rébellion des faits à leur narration (au fond, peu importe ici leur véracité), et donc à leur re-présentation par les moyens du cinéma.

Deux motifs récurrents résument ainsi le conflit : d’une part un surcadrage dont le format rappelant le Scope anticipe le champ de vision de Ned, réduit par son heaume, lors du grand final à l’auberge de Glenrowan ; d’autre part la course d’un cavalier en robe rouge à travers un paysage désolé duquel émane un je-ne-sais-quoi de… gothique. Le premier motif renvoie évidemment à l’épisode qui aura fait de Ned Kelly une icône sous les traits évocateurs du chevalier (à la même époque aux USA, c’est le KKK qui s’empare avec le succès qu’on sait du même archétype…). Le second, image explicite de la liberté que la musique de Jed Kurzel transpose dans un hors-temps mythologique, évoque quant à lui un lignage doublement brisé : d’abord par la déportation des ancêtres depuis l’Ireland rebelle, ensuite par la rupture avec le père.

Or c’est bien ce dernier qu’on devine sous la robe rouge, galopant au milieu d’un waste land où chaque arbre desséché pourrait être l’une des racines perdues des Sons of Sieve, fauchées dans le sens de l’Histoire. Se réconciliant avec cette mémoire ou ce qu’il en reste, Ned pratiquera dès lors comme ses ancêtres le travestissement, dans une de ces bizarreries préchrétiennes (Sacées, Dyonisies, Lupercales, etc.) ayant fini par donner nos carnavals. Parce que, de fait, c’est la seule tradition irlandaise qui aura survécu au déracinement. De quoi lui donner des dimensions d’emblème et de symbole, dans un de ces retournements de stigmate ayant souvent fait la force des opprimés. Et puis en parallèle, de quoi projeter sur ce simulacre à peu près tout et n’importe quoi, à commencer par cette peur de la norme face à la marge, du défini face à l’indéfini.

Là où, en face, les effets stroboscopiques, de persistance rétinienne et de saccade des images font de la ligne blanche des troopers/paparazzi mitraillant le rebelle une représentation de la loi et l’ordre les plus immuables - voire même un équivalent de la forêt de Birnam dans Macbeth… Ou comment figer une star dans l’éternité : en stoppant net sa (chanson de) geste dans le crépitement des flashs, ad vitam aeternam. Au bruyant mélange des genres et à la furieuse transgression de ses frontières, le pouvoir répond ainsi par le silence et le recadrage. Ne reste plus alors, après avoir figé l’image du rebelle - à défaut de pouvoir l’annihiler -, à lui donner un sens acceptable par les pouvoirs mystificateurs du verbe. Et plus précisément le discours d’un prof, autrement dit l’éducation, celle-là même dont Ned aura été « sauvé » dans sa jeunesse par sa louve de mère…

Alors, princesse, chevalier ou troubadour, le louveteau ?

Dressed to shift

Les images, icônes et autres allégories auraient-elles un genre ? Ou bien serait-ce notre façon de les observer, conditionnée selon certaines théories par notre sexe ? C’est qu’à force de mise en abyme et en spectacle, de performances et théâtralisation, les regards les plus éduqués peuvent s’y perdent. Et avec un complexe d’Œdipe aussi carabiné que le sien, difficile de jeter la pierre au petit Ned. Une Môman qui se prostitue presque sous ses yeux, le traite en homme/roi de la maison, puis l’en chasse contre une poignée de livres ; un paternel symboliquement émasculé et chevauchant la dentelle au vent ; des contre-modèles masculins qui le poussent au crime pour mieux lui apprendre à imposer ses mâles vues : comment imaginer que de cette éducation-là ne naissent pas quelques troubles du genre narcissique, borderline, identitaire, cinématographiques ?

Chez les anciens hellènes et devant la caméra d’Oliver Stone, ça donnait Alexandre Le Grand. Ici, dans le no man’s land australien des années 1860-70, sur lequel sont projetés certains débats contemporains, ça donne du « punk » et du « queer ». Et pour cause. Justin Kurzel a un pied dans le clip musical (pour son frère Jed) et l’autre dans le théâtre classique, étant issu comme Mel Gibson ou Jennifer Kent du National Institut of Dramatic Art de Sydney. Aussi il faut voir comment il (dés)oriente et (re)construit notre regard sur le personnage : 1) une éponge absorbant tout doublé d’un pantin manipulé par un ogre vicelard, 2) une boule de nerfs tout en muscles saillants, numéros de singe et gesticulations inoffensives, 3) une « full metal drama queen » bientôt réduite à une paire d’yeux exorbités, sur laquelle tombe in fine le rideau.

Boy / Man / Monitor : le chapitrage du récit et l’inscription de ses titres à même la matière filmée appuient le phénomène. De l’état de nature de l’enfance (bois) à celui de symbole forgé dans le feu de l’insurrection (fer) en passant par la rupture/réconciliation avec son propre sang (projeté sur un drap blanc), le corps de Ned est une plaque sensible répondant sans cesse à ce qui l’entoure. Le héros dont le peuple aurait besoin ? Ou bien le Jefferson australien, faute de meilleure mascotte sous le coude ? Plus que le vol d’une histoire, on assiste en fait ici à une lutte littéralement incarnée entre expression individuelle et aliénation au collectif. Un corps qui, une fois en paix, à l’abri des regards extérieur et dépouillé de toute revendication, régresse alors à l’état d’enfant, objet des attentions les plus maternelles.

Depuis l’impressionnisme des Crimes de Snowtown et le maniérisme de Macbeth, la grammaire du cinéaste évolue également. Sous l’influence d’Ari Webster succédant à Adam Arkapaw à la photographie, il recourt d’avantage au storyboard et modère son recours aux ralentis, inscrivant ainsi d’avantage ses personnages dans le concret de leur environnement – malgré un recours encore assez systématique à la longue focale et ses arrière-plans flous ! C’est que la scène primitive et sa cabane isolée ont leur importance dans la genèse du futur cuirassé humain : l’espace y est ouvert sur l’extérieur, le rapport à l’autre relativement innocent. Avant qu’à son viol par une série de « cunts » ne répondent d’autres décors plus blindés : le forteresse d’Harry Power, la cellule de la prison, et enfin Glenrowan Inn.

Façon de pointer le sentiment de trahison et l’insécurité latente qui ne quittera jamais Ned. Façon aussi de dire l’accumulation de couches (costumes, masques, attitudes) faisant écran entre le jeune homme et tous ses spectateurs, intra- ou extradiégétiques, complices ou crédules, horde de fanboys ou ennemi fasciné. Une matrice de regards et leurs projections face auxquels il construit sa persona par emprunts et collages. Soit là où, paradoxalement, aliénation pourrait bien rimer avec individuation : la « vérité » de Ned étant peut-être « Evrywhere », comme le crie la chanson du générique de fin : autant dans cette constellation d’attributs que dans le fils ou même le futur père. Car après tout, n’est-ce pas déjà-là un rôle que celui de fils, père ou même homme ?

Le nombre de corps masculins offerts au regard plaide en tous cas pour ; quand ceux d’Essie Davis et Thomasin McKenzie - des mères, autre rôle - sont relativement protégés. Simple retournement du « male gaze » ou vrai enjeu narratif, le fait qu’il y a chaque fois mise en spectacle du pouvoir viril, ou à l’inverse son humiliation. Un jeu de rôles binaire rappelant dans sa réversibilité la dialectique bourreau/victime au cœur des Crimes de Snowtown. À ceci près qu’au regard fascisant de John Bunting répond ici son plus grand refoulé, moins binaire que trois en un. À savoir cette image du chevalier portant sous l’armure une robe, et sous cette robe cachant un enfant. Au nom de la Mère, des Pères et du Petit Boucher, mouhahaha !
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Au problème du vrai et du faux, True History of the Kelly Gang semble ainsi répondre par la provocation. Avec ses airs de fashion victim imberbe mais anar, ce Kelly-là ne saurait être historique, quand bien même ce serait l’une des versions la plus documentées. Non, à une époque où chacun, dans sa bulle et à grand renfort de filtres, façonne sa réalité et son identité contre celle du voisin, il fallait refaire un costard à la vielle idôle. Et pourquoi pas, tant qu’à faire, repeindre toute sa garde-robe aux couleurs de l’arc-en-ciel, hein ?

L’occasion pour la team Kurzel de proposer un Ned Kelly moins incarné que posant la question de l’incarnation. Ou comment faire tomber sur les frêles épaules d’un gosse tout le poids de cette machine à fabriquer des fictions contradictoires qu’est l’humain constitué en société. Avec à l'arrivée un Ned Kelly trans-ceci ou inter-cela. Ou peut être juste le produit d’un regard autre, cherchant un peu à tâtons et non sans un sens de l’humour un poil tordu, les frontières du masculin et du monstrueux, du commun et du tabou.

De là à voir dans trois des derniers coups d’éclat du cinéma australiens une sorte de trilogie travaillant à déciller les regards sur différentes formes d’altérités (vieillesse dans Relic, femme et aborigène dans The Nightingale, queer ici), il n’y a qu’un pas. Et même éventuellement, pour qui goûte ses propositions, … dans la gueule.

Toshiro
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le 3 févr. 2023

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