Tête de fouine et taille de rat, Trelkovsky se tapit dans son appartement comme un mammifère craintif. Houspillé par une concierge acariâtre, épié par un propriétaire radin et menaçant répondant au nom de M. Zy, hanté par le qu’en-dira-t-on et la crainte de châtiments malveillants, il se glisse dans l’escalier de son immeuble comme une souris qui viendrait de voler un fromage. Proie facile pour les tracasseries des voisins ou les moqueries de collègues goujats et fielleux, il sursaute au moindre bruit qu’occasionnent ses faits et gestes, se laisse progressivement envahir par la terreur d’être mis à la rue comme une vulgaire cigale tapageuse, et se persuade qu’il est le souffre-douleur innocent de harceleurs racistes, xénophobes et rancis. Une phobie du tourment systématique s’accompagne chez lui d’une idée fixe : vénérant l’occupante qui le précéda dans le deux-pièces-cuisine telle une martyre immolée par son diabolique entourage, il finit par s’identifier à elle et imiter son agonie, après avoir fait siens ses habitudes, ses vêtements et ses relations. Assis devant sa fenêtre comme sur une chaise électrique, le regard lointain, absent, déjà au-delà des choses, Trelkovsky attend. S'il est maquillé, s'il a revêtu sa robe et sa perruque, c'est simplement parce qu’il a rejoint Simone Choule, morte avant lui et comme lui, en se jetant dans la verrière située en contrebas. Il a effacé les apparences matérielles qui pourraient les différencier alors qu'ils sont fondamentalement la même victime en sursis, bientôt leur propre bourreau, minorités condamnées par une prétendue majorité qui entend régner sur le monde, l'exploiter, le soumettre à son semblant de moralité. Des silhouettes silencieuses l'observent, s'assurent qu'il suit bien l'itinéraire fatal qu'on lui a assigné. Ici on sert la névrose gratis. Louez donc une chambre sur cour : on vous promet le suicide contre remboursement. Seule Stella, l’amie de la disparue, paraît sincèrement vouloir lui venir en aide. Malgré sa sollicitude, malgré la beauté d’Isabelle Adjani qui se dissimule derrière ses grandes lunettes, elle n’y parviendra pas. Plus tard, quand tout sera consommé, on expliquera que ce modeste employé de bureau était fou, déséquilibré, anormal.


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Bien sûr qu’il était anormal, puisqu'il suffit pour ceux qui en jugent qu'il soit autre — juif chez les aryens ou noir chez les blancs. Ils sont là qui le traquent, lui violent la conscience en manifestant cet égoïsme, cet appât du gain, cette mesquinerie ordinaires qui sont ceux du Français moyen face à tout ce qui est étranger. Le bistrotier du café de proximité s’obstine à lui vendre la marque de cigarettes de Simone, alors même qu’il ne les aime pas. Un ami lui montre combien il est stupide de se laisser faire en jouant très fort de la musique militaire, réduisant encore davantage le peu de tolérance exprimé par les résidents à son égard. Quant à son refus courageux de signer une pétition qui vise à expulser une pauvre femme et sa fille infirme, il en fera les frais en étant le seul épargné quand celle-ci déposera un tas de crottes devant chaque porte : afin de détourner les soupçons sur sa personne, il devra achever discrètement la besogne. Comme mademoiselle Choule stigmatisée pour son homosexualité, Trelkovsky, immigré polonais naturalisé français, petit homme couard, timide et effacé, doit payer de sa vie de n'avoir su être l'esclave muet de la masse silencieuse. Et pourtant il ne cesse de faire des concessions, d'accepter les diktats les plus ineptes. Mais qu'un jour il dise que cela n'est pas juste, qu’il ne s'y associera pas, et il scelle sa perte. "Vous vouliez une mort bien propre ? Eh bien vous en aurez, du sang." Il devra s’y prendre à deux fois avant de mériter le lit d’hôpital où il occupera définitivement la place de la défenestrée à laquelle il était auparavant venu rendre visite. Les bandages qui le recouvriront ne laisseront à l’air libre qu’un œil et la bouche. Assez pour se voir penché sur sa propre dépouille et boucler ainsi le cercle de son funeste sort. Assez pour laisser échapper un hurlement déchirant qui pourrait émaner tout droit de sa tombe.


Le Locataire est un cri de rage et d’impuissance, l’appel d’une créature aux abois enlisée dans un désespoir sans rémission. Il constitue l’exorcisation très personnelle des démons d’un auteur cosmopolite qui se livre plus intimement que jamais. Un humour sardonique au goût de cendre y remue le couteau dans la plaie et y tire le diable par la queue. Paris est un lieu glauque, blême, lugubre, dégageant une impression poisseuse de dégoût, de sordide, de viscosité. On y sent l’étriqué, le ranci, on redoute ce qui se trame derrière une porte cochère, des rideaux à filet, des vitraux balzaciens sur lesquels se profile un vieil homme en chaussons et robes de chambre. L’obsession de la solitude, du déracinement et de la mort violente s’en exhale comme une lamentation. Chaque geste prend une tournure vaguement repoussante (Trelkovsky vidant le contenu suspect d’une boîte de cassoulet sur un réchaud minable). Le cinéaste a compris que pour provoquer l’épouvante, distiller le venin de l’angoisse, donner chair aux délires et aux divagations, pour faire basculer la réalité et la prendre en défaut, il faut d’abord flirter avec elle, lui pratiquer une cour assidue. Ce sont les êtres communs, les objets de tous les jours et les lieux ordinaires qui deviennent fantastiques et font passer de l’autre côté du miroir. Dans Répulsion, une pudique manucure devenait une schizophrène meurtrière. Dans Rosemary’s Baby, une femme enceinte accouchait de l’enfant du démon. Dans Le Locataire, dernier volet de la trilogie dite des appartements maudits, un citoyen bien sous tous rapports se prend jusqu’à la démence pour une femme traquée. Dès l'ouverture, le lieu associé à un refuge (Trelkovsky y revient, s'y enferme, s'y complaît) se révèle maléfique. Avec une suffocante habileté, le cinéaste infuse au compte-gouttes le sentiment très physique d’oppression qui étreint le protagoniste, visualise la scission psychique dont il est le sujet hagard et incrédule. À un moment, après s’être plongé dans l’examen d’étranges signes cabalistiques, il se voit en une sidérante inversion de perspective s’observer lui-même avec des jumelles, depuis son logement situé de l’autre côté de la cour. Vertiges d’un réel érodé par la spirale du cauchemar.


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Îlot au milieu de l'immeuble, entité sinistre composée de la cage d’escalier malodorante, des portes fermées derrières lesquelles chacun n’attend que l’occasion d’agresser le nouveau venu, l'appartement est en outre l'écrin d'un objet dangereux : l'armoire à glace. En déplaçant ce meuble frontière, Trelkovsky trouve une dent nichée dans le creux de la cloison. Polanski est fidèle dans son ensemble au roman de Topor dont le film est l’adaptation mais il y apporte un arrière-fond d'égyptologie qui ajoute des clés ésotériques aux indices freudiens en les renforçant. Lors de l'emménagement du héros se remarque sur la cheminée une reproduction de buste antique. Quand il vide les tiroirs, on aperçoit aux côtés des produits de maquillage un ouvrage sur la civilisation des pharaons. La carte postale envoyée du musée du Louvre par Badar représente un sarcophage. Le livre prêté par un ami s'avère être Le Roman de la Momie de Théophile Gautier. Après avoir vu, à la mystérieuse fenêtre des toilettes d'en face, Simone arracher en riant ses pansements comme les bandelettes d'une momie, Trelkovsky découvre sur les murs, mêlée aux graffitis d'usage et disposée selon la forme d'une stèle funéraire, une série de hiéroglyphes qui transforment l’endroit en mastaba. Et lorsqu’un des riverains mécontents apparaît à son tour derrière les carreaux, ses bras sont croisés dans la position d'Osiris. Comme le dit Trelkovsky : "Une dent, c'est un peu une partie de la personnalité." Se profile alors la signification possible de cet ornement absent de la bouche de Simone, substitut de ce qu'il manque à Osiris démembré par son frère Seth. Si Isis parvient à rassembler les morceaux, un seul manque à l'appel, pas loin de se constituer en fétiche : le phallus, qui par son absence harcèle le protagoniste. Il ne lui reste plus qu'à se confondre avec une femme, avec Simone elle-même (dont il est dit clairement le penchant pour la gent féminine), s'il veut aménager ses rapports inconfortables avec Stella.


Vingt-deux ans après le classique matriciel d’Hitchcock où Jefferies/James Stewart observait dans le détail la vie de ses voisins, le cinéaste transfigure les possibilités du huis-clos et dissèque les pièges d’une cour intérieure explorée comme un véritable musée des horreurs. La virtuosité de la mise en scène, toute en panoramiques délimitant l’espace et travellings enserrant le personnage dans les rets tragiques de son destin, procède d’une écriture visuelle rendue plus fascinante encore par les raffinements photographiques de Sven Nykvist, qui créent une atmosphère d’asphyxie, de vacillement et de confusion aux franges de la perception paranoïaque. L’œuvre s’agence et se développe telle une structure mentale très élaborée, et rien n’est plus éprouvant que cette immersion graduée dans l’abîme dont chaque étape grignote un peu plus nos capacités de résistance. L’insolite des situations, le malaise puisé parfois à la frontière de l’absurde, la partition anxiogène de Philippe Sarde, dont les sonorités à glacer le sang sont jouées sur un harmonica de verre, les images subjectives et horrifiantes épousent un crescendo fantasmatique qui culmine lors d’un dénouement absolument terrifiant. Réuni sur les balcons soudain ornés de tentures rouges à la manière de loges d’opéra, le public impatient réclame en applaudissant le clou tant attendu du spectacle. Une fois le grand plongeon effectué, les badauds qui se pressent autour du persécuté ensanglanté arborent des visages blanchâtres, des yeux rouges, des langues de serpent. D’un coup toute la petite communauté sortie du Crime de Monsieur Lange, louche au point d’appartenir à un autre rivage, semble constituée de marionnettes en chiffons de papier, de fantoches vides et monstrueux, acteurs d’un complot dont Satan lui-même se sentirait responsable. Avec cette plongée hallucinatoire, toxique et traumatisante au sein d’un esprit trop soumis, trop fragile, trop isolé, inéluctablement consumé par l’inquiétante et hostile étrangeté du monde extérieur, Polanski prouvait qu’il n’avait pas fini de bercer le bébé de Rosemary.


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Thaddeus
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le 24 oct. 2016

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