Ce n'est pas un film facile. On sait en allant le voir qu'on en a pour 3 heures et 8 minutes. Le héros de l'histoire, Sinan, un Turc musulman de 22-25 ans, vient juste de terminer des études probablement littéraires dans la ville de Çanakkale, sur les bords du détroit des Dardanelles (donc dans une région de Turquie relativement évoluée et ouverte au monde occidental). Rentrant (par car) dans son village davantage à l'intérieur des terres, sur le plateau anatolien, il y retrouve sa famille (son père instituteur "flambeur", sa mère obligée de faire du baby-sitting pour maintenir le ménage à peu près à flot, sa jeune soeur encore lycéenne) et se demande ce qu'il va faire de sa vie. Il ramène avec lui un manuscrit (titré "Le Poirier sauvage") qu'il aimerait faire publier. Son rêve serait de devenir écrivain, mais il a conscience que la simple publication de son livre sera déjà difficile.
Son père qui, jeune, semblait avoir un brillant avenir, dépense maintenant toute sa paie de "prof des écoles" à jouer aux courses hippiques et s'est même endetté. Sinan qui, on va dire, a un physique très turc (solidement charpenté, visage un peu de travers et assez peu avenant, tignasse brun sombre) va voir les rêves d'avenir qu'il s'était forgés (alors qu'il finissait ses études) confronter à la réalité... de sa famille, de son village natal, des potes qu'il y retrouve, et plus généralement de la Turquie d'aujourd'hui, de l'Islam, du monde musulman.
Encore une fois, ce n'est pas un film facile. L'histoire peut même paraître ingrate à un cinéphile français ou européen qui n'est jamais trop sorti de son cadre de vie et n'est jamais allé en Asie Mineure (ou dans des régions similaires).
Pourtant, le film de Nuri Bilge Ceylan (Palme d'or 2014 à Cannes pour Winter Sleep) a pour lui qu'il est si superbement cadré et photographié qu'il nous plonge pendant toute la durée du film dans une espèce de féerie poétique, de communion (presque extatique) avec les gens, les animaux, les objets, les paysages embellis, transfigurés par la lumière dans lesquels ils baignent. On oublie que les acteurs sont des acteurs. On oublie peu à peu qu'ils appartiennent à un monde, une histoire, une culture bien différentes de la nôtre. Le film nous montre des hommes et (moins souvent) des femmes, des êtres humains comme nous, avec quasiment les mêmes problèmes que nous. On vit ce long conflit entre le fils et son père (et au delà, celui du père avec le grand-père) en le rapprochant de celui qu'on a pu vivre avec notre propre père. Le réalisateur réussit à faire qu'on s'identifie peu à peu à ses personnages et qu'on partage leurs problèmes, leurs difficultés, leurs révoltes, leurs espoirs, leur acceptation de la vie qu'ils ont, leur modeste destin.
Le film connaît des cassures de rythme, il peut sembler avoir des longueurs, se perdre en bavardages (quand il aborde, par ex., des points de théologie coranique que même un cinéphile doublé d'un Bac + 5 aura peine à suivre) et a contrario, il expédie parfois en deux, trois plans d'à peine une minute toute une période de la vie du "héros" Sinan (son service armé dans l'Est du pays où la guerre sévit). Parfois aussi, il mélange avec bonheur rêve et réalité. Certaines scènes toutes simples sont d'une beauté mystérieuse, presque surréaliste : le baiser furtif, en début de métrage, entre Sinan et une jolie fille du village au côté de laquelle il a probablement grandi et qui vient de lui apprendre qu'elle va épouser un riche notable qu'elle n'aime pas ; et vers la fin, un chien de chasse (peut-être celui auquel le père de Sinan était très attaché et qu'il a dû donner en règlement d'une dette) qui, craintif et manifestement perdu, galope ici et là (symbolisant quoi ? qui ? Sinan ?) au milieu des flocons de neige avant de se jeter dans un fleuve en crue et d'y disparaître ou de s'y noyer.
La bande-son est simple mais bonne : les seuls bruits de la nature (cris des mouettes, hurlements des chacals, crissements des freins des véhicules motorisés ou des pas sur le sol caillouteux... ) interrompus de loin en loin mais de façon insistante par un air mélancolique et harmonieux (toujours le même) de Jean-Sébastien Bach.
Je me trompe peut-être, mais ce que nous dit Ceylan avec ses drôles de héros (Sinan et son père), c'est qu'ils sont moins des musulmans traditionalistes, respectueux du Coran, etc. que des êtres humains (avec leurs faiblesses mais aussi leur grandeur, leur originalité, authenticité) qui écoutent leurs intuitions, suivent leur intelligence, pour se tracer un chemin personnel, vivre une vie qui soit la leur et y trouver une certaine forme de bonheur.
Oui, je crois qu'avec Le Poirier sauvage, N. B. Ceylan rêve d'une Turquie laïque et qu'ainsi, elle reverdira (signification symbolique du puits que le père puis le fils s'acharnent à creuser).