A la question «Qui est le plus grand réalisateur de tous les temps ? », c’est un réflexe, mais Tarkovski est souvent le premier nom qui vient à l’esprit.

Pourtant, il est difficile d’appréhender le cinéma d’Andrei Tarkovski puisqu’il s’agit d’un cinéma non-narratif à l’opposé du cinéma narratif traditionnel (qui concerne 95% de la production cinématographique) dans lequel les scènes s’enchaînent dans l’ordre de l’histoire racontée. C’est un cinéma sensitif, basé sur l’image et sa façon de toucher l’affect. Comme il est toujours difficile de comprendre ce que ressent totalement une personne, il en va de même pour la tentative de cette même personne à retranscrire ses sentiments en image. Le prisme de l’art permet au spectateur de s’abandonner à l’imagerie offerte : devant un film, nous sommes seuls et nous ne trichons plus, l’attention est au maximum et le film peut s’inscrire en nous. L’expérience de ce genre de cinéma est en effet plus forte car quand la correspondance entre les images et notre affect s’établit, c’est littéralement nos sentiments que nous pouvons voir à l’écran.

Le Sacrifice est pourtant le plus narratif du cinéma de Tarkovski. Il s’articule autour de trois grandes parties clés qui sont : une première moitié venant planter le cadre (personnages, lieux, thématiques), puis l’élément perturbateur et enfin les conséquences que celui-ci va entraîner. C’est donc un film construit autour d’une structure dramatique classique, mais avec les éléments sensitifs indispensables à la compréhension du cinéma de l’auteur russe. Il raconte l’histoire d’Alexandre, un homme fatigué par la civilisation, qui s’est retiré avec sa famille dans une maison sur une île. Un soir, on annonce le chaos prochain et la mort imminente. Désespéré, Alexandre prie Dieu et promet d’abandonner tout ce qui constitue sa vie si ce dernier les sauve de la catastrophe annoncée.

Avec le Sacrifice, Tarkovski explique dans « Le Temps Scellé », qu’il voulait faire un film sur le don de soi et l’impossible harmonie si le sacrifice n’est pas entier. Dans Le Sacrifice, c’est l’amour pour sa famille qui pousse Alexandre à faire cette promesse. Dans l’ouvrage éponyme, Gaspard de la Nuit explique à son auteur que « Le sentiment de l’art vient de l’amour, tandis que sa nature vient de Dieu. » Cette définition s’applique à toute l’œuvre de Tarkovski et in fine à son Sacrifice. Puisque la civilisation s’embourbe dans un marasme technologique, suceur d’âmes, Alexandre, par son sacrifice, oppose un acte de foi terrible mais nécessaire. Le film est une illustration du propos de Bertrand : face à une société qui exclut toute spiritualité au profit de l’idée matérialiste, Tarkovski lui aussi oppose un acte de foi artistique : le salut de l’humanité ne sera permis qu’en sacrifiant le confort matérialiste et revenir à l’idée religieuse. Dans un incroyable plan-séquence de sept minutes, Alexandre, après avoir réalisé le dit-sacrifice, sera entraîné par une ambulance, symbole de l’incompréhension combattue dans le propos du film.

Dans la carrière de cinéastes, il y a parfois des plans qui suffisent à résumer une œuvre entière (c’est le cas notamment de la dernière scène de Maine Océan de Jacques Rozier). Le dernier plan du Sacrifice, cet arbre de vie illuminé par le soleil, transcendant le cadre, le film, s’incrustant littéralement dans la chair du spectateur, est le majestueux testament du cinéaste russe ; patience et don de soi : et la Vérité triomphera.
Tanguydbd
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le 16 févr. 2014

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