Chaleur moite d'un début d'après-midi dans ce restaurant de Tokyo, où l'inspecteur chef et son adjoint, col ouvert et visage luisant, prennent une pause, le quadragénaire observant le jeune homme qui, le nez dans le bol, engloutit son riz, prérogative de la jeunesse, songe t-il, amusé.


Mais très vite les pensées des deux hommes retournent à la découverte macabre qui les préoccupe : le cadavre d'un homme le long de la voie ferrée, près de la gare de Tokyo, une de plus, hélas, dans la routine de leur métier.


Et pourtant, bien que rôdés à ce quotidien où la noirceur et la vilenie de l'âme se révèle dans toute son horreur, les policiers gardent cette étincelle d'humanité qui les rend aptes encore à s'émouvoir, décuplant chez eux l'envie de savoir, d'expliquer, de trouver.


Quel est cet homme, plus tout jeune, la soixantaine, qui gît là, sous leurs yeux? Qui, tentant de camoufler son crime en accident, lui a bel et bien défoncé le crâne à coups de pierre? Et surtout, pourquoi un tel acharnement?


Et le travail prend forme, les équipes s'organisent : il faut glaner la moindre information, le plus léger indice, reconstituer, morceau après morceau, le puzzle d'une vie détruite.


"Kameda", le nom prononcé avec un fort accent du Nord, premier témoignage d'une serveuse ayant saisi au vol les bribes d'un dialogue, va finalement aiguiller les enquêteurs vers une région lointaine où la victime s'était retirée.


Aux côtés de Tetsuro Tamba, magistral, l'inspecteur en chef pugnace et infatigable, on suit à la trace, parcourant avec lui des kilomètres, traversant des paysages divers et variés, scotchés à l'écran, les progrès d'une enquête, où, tel un chef d'orchestre policier, Imanishi va finalement dérouler sans coup férir, devant des collègues médusés, suspendus à ses lèvres, un feu roulant d'explications.


Mais la tâche s'avère ardue : Kenichi Miki, policier retraité, vivant dans cette lointaine région de Kameda, avait passé sa vie à aider les autres, dévoué, compatissant, sorte de bon samaritain, sur qui nul, n'aurait songé un seul instant, pouvoir porter la main.


Grâce à la mise en scène d'une sobriété exemplaire, l'enquête, qui s'annonçait d'une banalité déconcertante, va prendre un tour passionnant, au fur et à mesure que les éléments importants se dévoilent, et en même temps que la vérité se fait jour, l'histoire emprunte une toute autre direction, sans pour autant effacer l'aspect policier de l'oeuvre.


Car c'est là en effet, que le récit réaliste, basculant dans le plus pur mélodrame, nous livre une autre partition, aussi bouleversante qu'inattendue, centrée sur l'enfant que Miki avait recueilli quelque temps, l'éloignant de son père, paysan clochardisé atteint de la lèpre, afin de faire soigner celui-ci décemment, un père devenu paria aux yeux de tous, mais qui entretenait avec son fils une relation fusionnelle.


Et je garde en mémoire avec émotion, ce visage d'enfant, impuissant et fermé, son petit poing écrasant avec rage les larmes qu'il ne peut masquer, les yeux rivés sur le miséreux en guenilles qui, de son brancard, dans un geste d'adieu désespéré, agite frénétiquement sa main rongée, sous le méchant bandage qui la dérobe et la révèle.


Cette séparation forcée d'avec un père qu'il adorait et protégeait du haut de ses six ans, l'enfant ne l'avait jamais pardonnée à son bienfaiteur, l'homme qui le considérait pourtant comme le fils qu'il n'avait pu avoir, l'entourant de sa sollicitude et de son affection.


Alors en secret, son baluchon sur le dos, le petit vagabond avait repris la route, seul cette fois, déterminé malgré son jeune âge à devenir quelqu'un, à venger la détresse d'un père dont il avait partagé l'amour et les souffrances, en butte, comme lui, à la cruauté, aux humiliations et au mépris.


Et c'est ce même gamin, qui, vingt-cinq ans plus tard, devenu le célèbre pianiste compositeur Eiryo Waga, la star que l'on s'arrache à l'étranger, va faire naître sous ses doigts l'oeuvre symphonique qu'il s'apprête à diriger pour la première fois, et a intitulée, de manière symbolique " Le Destin": exutoire à sa douleur, à sa colère, et surtout à l'amour pour un père, renié à son corps défendant.


Reconstitution d'un meurtre autant que tragédie liée à l'enfance, le film est tout à la fois thriller, drame psychologique et social, dans lequel un homme, orchestrant sa propre vie, fait renaître son passé à mesure qu'il dirige sa Destinée, un passé qui est justement la clé du film.


Et durant cette séquence de 45mn, sublime cri d'amour et de souffrance, où fils et père se rejoignent enfin, où l'on suit, fascinés, sur le beau visage grave de Go Kato, perlant de sueur, toute la tension intérieure qui l'anime, toute la violence enfouie au plus profond de son être, musique et images se mêlent, comme dans un muet, avec la même expressivité, le même lyrisme exalté.


Magistrale métaphore en deux parties de la création d'une oeuvre, puis de son exécution, Le Vase de sable est peut-être le chef-d'oeuvre de Nomura, lequel injecte au polar japonais classique, toute une dimension dramatique au travers d'images fortes d'une humanité débordante, où tous les visages, criants de vérité, nous accompagnent bien longtemps après le mot FIN.

Aurea

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