Dès la séquence d'ouverture, par là j'entends de la première image à l'humiliation que subie Aslan, le film injecte sa maîtrise et son jusqu'au-boutisme. Aux confins du monde, dans un pays qui est nulle part et ici à la fois, la nature, les bêtes et les hommes sont en continuité dans la sphère de la vie. Aslan habite à la "campagne", il marche dans les champs, rencontre des lézards (les survivants ultimes) et tue pour se nourrir. Contrairement à ce que dira l'un de ses professeurs, son énergie à lui ne vient pas de l'argent. Même pour se nourrir, il n'en a pas besoin, il engage la chaîne alimentaire, efficace et mutique. L'harmonie est d'abord naturelle. Vite brisée par l'obsession de la pureté d'Aslan (renforcée par son humiliation buccale) qui met un soin particulier à laver son corps plusieurs fois par jours.

Une autre harmonie se brise alors: celles des hommes entre eux. Ainsi, la violence et la corruption règnent partout dans ce collège-lycée moderne aux allures de prison ultra-sécurisée / propre et autoritaire où l'on évite de soigner la véritable violence pourtant faite par ceux qui la peuplent. La loi du plus fort s'impose. C'est la théorie de l'évolution de Darwin qui s'applique: seuls les plus aptes survivent. Dès lors, Gandhi est présenté comme le non-violent assassiné. La non-violence se meurt. Ici, c'est détruire ou être détruit.

La violence est là, l'école n'y répond comme pas, les professeurs assénant, sans se soucier des élèves (qui prennent rarement des notes), aussi bien des leçons sur Darwin, l'électricité, l'énergie et Gandhi que sur l'utilisation des armes. Cette violence, particulière est à la fois vue et non vue: elle apparaît dans les brimades physiques quotidiennes faites par Bolat sur les petits pour donner aux grands frères dans une cadence bien rodée, impossible à finir. Dans ce Kazakstan encore profondément rural, il y a la percée de la ville: portable, basket de marque .... Et des questions religieuses tangibles: de l'amulette remise par sa grand-mère à Aslan, à la question du port du voile à l'école publique. La violence est non-vue au moment de la vengeance, car c'est Aslan qui compte le plus, l'engrenage policier qui s'en suit.

Et cette question qui sous-tend tout le film: qui est vraiment Aslan? Un personnage de tous les plans ou presque, qui nous reste énigmatique jusqu'à la fin, sombrant peut-être dans la folie, ne laissant plus au spectateur le choix du vrai et du faux. Un spectateur emporté dans cette force sourde et intérieure qui est celle d'Aslan: c'est un film violent, dur, déstabilisant mais en même temps calme et apaisé. Rien ne part dans tous les sens, sauf quand Aslan rêve d'amour (seule musique du film). Il y a alors une seule chose qui se maintient, une seule harmonie peut-être, au delà de toutes celles de la nature, des hommes, des inventions et des théories, mais aussi des leader-dictateurs (à l'image microcosmique de l'école, Bolat en est un), c'est la maîtrise du cadre, du temps, des silences, des temps morts, des attentes par Emir Baigazin (dont c'est le premier long métrage).

Une maîtrise formelle et esthétique, qui rend toute l’ambiguïté d'un lieu, d'une vie, d'un monde aux sujets, eux aussi, harmoniques (mêmes aspirations, mêmes questionnements) au travers d'un personnage fascinant, contenu, qui garde précieusement sa vengeance, tout comme il conserve des lézards dans des boites. Les plus vieux survivants du monde se nourrissent des cafards qu'Aslan torture devant nos yeux. Nous sommes effrayés, il est impassible, la caméra persiste, l'harmonie cinématographique est née.
eloch

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3

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