Si sympathiques qu'Audiard, petit à petit, nous les rende, Les Frères Sisters (titre paradoxal et presque ridicule) n'en sont pas moins de redoutables tueurs à gages travaillant en duo pour le compte d'un certain Commodore installé à Oregon City, dans l'Ouest américain, vers les années 1860, au moment de ce qu'on a appelé la Ruée vers l'or. Leur fonction est de débarrasser le boss du ou des gêneurs qu'il leur désigne.
On les découvre dans leurs oeuvres dès la première scène qui nous donne un échantillon particulièrement convaincant de leur savoir-faire (4 ou 5 macchabées en 3 minutes) comme de celui du directeur de la photographie Benoît Debie. On se dit que si tout le film a l'intensité et l'originalité et qualité photographiques de cette entrée en matières, on ne va pas être déçu.
Et je dois dire que dans l'ensemble, je ne l'ai pas été : c'est un vrai western, dans la lignée des plus grands, mais avec une personnalité bien à lui.
La photographie de Debie y est sans doute pour beaucoup. Les images - qu'elles apparaissent lumineuses, avec beaucoup de profondeur, ou mordorées, en clair obscur ou crépusculaires, à contre jour (vers la fin du film, quand ils rentrent à la maison) - charment nos yeux et transfigurent l'histoire. Et pour charmer nos oreilles, il y a la musique de Desplat, remarquable d'harmonie, de romantisme discret et de pertinence, particulièrement lors de la longue randonnée à cheval des deux frères lancés sur les traces de l'enquêteur (Morris / Jake Gyllenhal) qui lui-même poursuit et doit entrer en contact avec le chercheur d'or (Warm / Riz Ahmed) ayant prétendument dérobé au Commodore une formule chimique "divinatoire" du précieux métal jaune.


L'histoire est adaptée du roman éponyme du Canadien Patrick deWitt, sorti en 2011, multi-primé et dont les droits avaient été presque immédiatement achetés par la maison de production de... John C. Reilly. Elle met donc principalement en scène deux duos, celui des frères Sisters et celui constitué au fil des péripéties par l'enquêteur Morris et le chercheur d'or chimiste Warm (le premier duo étant finalement aux trousses du second, lequel fait route vers San Francisco et la Californie).
Pendant la première partie du film, le spectateur vit quasiment dans l'intimité des deux frères Sisters : Charlie (Joaquin Phoenix) et Eli (John C. Reilly) et, chemin faisant, découvre plus à fond leur personnalité et de quoi est faite leur relation. Pour moi, l'étude et la mise en scène des deux frères est, de loin, le meilleur du film. C'est surtout en ça que le film nous touche et nous intéresse. Et c'est pour ça que le rôle des deux acteurs est si important : ils portent le film sur leurs épaules.
L'autre duo ( Jack Gyllenhal : Morris, l'enquêteur, et Riz Ahmed : Warm, le "chimiste" chercheur d'or) n'est pas inintéressant mais même s'ils fraternisent assez vite, comme il n'y a pas de liens de sang entre eux, la base de cette fraternisation (leur idéalisme ?) n'est pas vraiment convaincante, ni Jack Gyllenhal, pourtant excellent acteur d'ordinaire, très à l'aise dans son rôle : on le sent moins présent que d'habitude, comme éteint.


Ce qui est tout à fait réussi dans le film, c'est donc, par delà les péripéties multiples, les fusillades et rebondissements inattendus et déroutants, la description de la personnalité des deux frères (ils sont très différents : l'un a la gâchette facile, est tout feu tout flamme, l'autre plus réfléchi, avec un côté gros nounours sentimental), leur rapport de forces, la relation qui les unit ou désunit tout au long de l'histoire. Ce ne sont pourtant que deux assassins professionnels, mais le film nous les rend attachants, l'un comme l'autre, même si Eli / John Reilly s'avère, au fil des anecdotes et incidents, le vrai garant de leur pérennité.


Qu'ajouter d'autre ? J'ai trouvé les fusillades saisissantes, musclées et parfaitement réglées. Et le montage très habile : il y a deux ellipses successives, au moment de l'épisode Mayfield, qui m'ont vraiment bien plu, elles accélèrent l'action sans nuire à sa compréhension.


Ce qu'il y a de moins réussi, c'est, comme déjà dit, le duo Morris / Warm (Gyllenhal / Ahmed) qui a, je trouve, un peu moins d'existence, et surtout


la mise en scène du moment où la récolte des pépites d'or vire au drame. Je trouve l'accident maladroitement montré, si bien qu'on en contemple les catastrophiques conséquences sans trop y croire ni s'émouvoir. On reste relativement froid et extérieur à ce moment qui, en théorie, est un des pics dramatiques du film. La péripétie semble un peu trop commode pour, sinon dénouer totalement l'histoire, du moins la faire avancer au relatif bénéfice des deux frères (l'un, certes, y laisse un bras, mais quand même, ils sauvent leur vie, eux).


Récapitulons. Intrigue solide ; photo superbe (et autres superlatifs) ; musique sympa et bien adaptée, particulièrement lors de la longue chevauchée-poursuite des deux frères ; casting de luxe, avec une composition haute en couleur de Joaquin Phoenix et toute en nuances de John C. Reilly, pour qui est taillé, il est vrai, un rôle en or, mais qui, véritablement, fait des merveilles et devrait être au moins nominé aux Oscars ; bonne réalisation et montage de Jacques Audiard (à qui cela a valu le Lion d'argent du meilleur réalisateur à La Mostra de Venise, cette année).
Et tout ça donne, pour moi, un western de très bonne facture, violent, mais psychologique, métaphysique même, imprévisible, déroutant. Un classique instantané.

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le 15 oct. 2018

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Fleming

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