Faire la critique de ce film est une épreuve, car comment en parler sans dévoiler la fin ?
Deux remarques préliminaires me semblent indispensables : tout d’abord, il faut oublier la première adaptation du roman, même s’il s’agit d’un grand film. Je ne l’ai pas vu, je conserve donc la virginité du regard et de la sensibilité. La deuxième est un corollaire du premier : le titre français, peut-être correct pour le premier film, est inadéquat en ce qui concerne celui de Sofia Coppola. L’original, « The beguiled » est bien meilleur (mais fort difficile à traduire), car il n’introduit ni genre, ni nombre. Il n’y a pas non plus de connotation de violence en relation avec une chasse. On pourrait essayer de rendre à partir des termes envoûtement, séduction mal intentionnée, enjôlement. Qui envoûte qui, voici l’un des thèmes de cette œuvre.
Le film est d’une subtilité rare, presque perverse. En sortant, j’étais un peu réservé, interrogatif, mais plus le temps passait et plus mon émotion grandissait, au fur et à mesure que des harmoniques très profondes et diffuses remontaient dans mon esprit. Décidément, Sofia Coppola ne ressemble à personne, chacun de ses films est une expression nouvelle de son unicité d’artiste.
Passons sur la beauté des images, presque toujours sans musique (le presque ayant évidemment une grande importance). Cette propriété splendide, semi-abandonnée en lisière du tourbillon de la Guerre de Sécession, toute en langueur et brumes, magnifie chaque scène. L’interprétation est trompeuse, chaque personnage joue avec une retenue, une discrétion qui pourraient sembler excessives ou maladroites, jusqu’à ce que l’on comprenne que l’important ici c’est le groupe, l’ensemble d’individus en interrelation. Dès lors, se révèle l’extraordinaire sens des nuances de la direction d’acteurs (surtout d’actrices en l’occurrence). La réalisatrice ne laisse personne prendre le dessus, elle dispose de ses interprètes comme un compositeur de l’orchestre ou comme un joueur d’échec de ses pièces. Les sept personnages féminins, de l’enfant à la femme mûre, et le soldat blessé – un Colin Farell tout en faiblesses assumées et contradictions dissimulées – sont pris dans un microcosme refermé sur lui-même comme une fragile forteresse. Coppola se livre à une étude de type entomologique et quasi biologique d’un système matriarcal et strictement féminin, elle nous montre comment, perturbé par l’irruption d’un intrus mâle, il va se défendre, assimiler puis rejeter l’élément exogène.
Je n’en dirai pas plus, pour ne pas gâcher l’effet de ce lent poison qui descend progressivement dans les veines de notre sensibilité. Surtout oubliez toute idée préconçue, cette œuvre n’a rien d’un western iconoclaste et dérangeant, ni des délires hystérico-sexuels de femmes en pleine crise de nerfs, elle est bien plutôt dans la ligne de la tragédie classique, des humains impuissants pris dans un destin qu’ils construisent inconsciemment et qui les dépasse, sans que l’on puisse y démêler le bien ou le mal.