Des jeux d'ombres et de lumières.
Les colonnes d'une maison victorienne qui se perdent dans la végétation.
Des jeunes femmes dont le visage se perd dans l'ombre.
La première évidence, lorsque l'on regarde ces Proies, c'est la splendeur esthétique de l'ensemble. Chaque plan est travaillé comme un véritable tableau, et renvoie bien souvent à des références picturales. On pense à Georges de la Tour, Vermeer ou Renoir (le peintre, pas le cinéaste).
Mais faut-il s'arrêter à cela ? Les Proies, ne serait-ce qu'un film esthétique où la qualité des images masque l'absence de fond ?
Ce serait mal connaître Sofia Coppola, qui prouve ici encore qu'elle est une des grandes cinéastes actuelles.


Nous entrons dans un monde isolé, coupé du monde. Celui de quelques femmes et jeunes filles sudistes qui semblent vouloir agir comme si la guerre n'existait pas, comme si elles n'entendaient pas le bruit incessant des canons dans le lointain. Elles sont séparées de leur monde (et coupées de la réalité, perdues dans l'illusion que leur « civilisation » perdurera). Le pensionnat apparaît d'emblée comme un îlot vivant dans une sorte de réalité parallèle, préservé par la forêt. « Une vie calme et paisible loin des distractions de ce monde ».
Lui aussi est coupé de son monde. Mais son monde, à lui, c'est la guerre. Il est séparé de son régiment.
C'est là que le contraste entre lumière et obscurité prend tout son sens. Loin d'être un simple jeu esthétique, il concrétise à l'écran cette frontière bien tranchée que les femmes mettent, que ce soit sur le plan civilisationnel, moral ou religieux. Le fait que la lumière soit si peu présente et comme noyée dans un océan d'ombre montre bien l'isolement de ce pensionnat tel qu'elles le perçoivent.
Et le film s'attache à nous montrer comme ces séparations, ces barrières, vont s'effondrer. Barrières entre le monde extérieur et intérieur : la guerre se fait de plus en plus présente, des soldats entrent dans le pensionnat, les canons se font plus insistants, on en voit même la fumée dans le lointain.
Barrière, aussi, entre les filles et le soldat. Un soldat qu'elles semblent d'abord rejeter, qui représente, en tout cas, tout ce qu'elles détestent. Il est triplement ce qu'elles ne veulent pas voir
_ parce qu'il est soldat, donc il leur rappelle cette guerre dont elles veulent se préserver
_ parce qu'il est nordiste, donc un monstre
_ parce qu'il vient de la forêt, lieu des animaux, de la sauvagerie.


Parce que c'est là aussi ce qui se joue ici. Le conflit entre des femmes qui se veulent seules représentantes de leur civilisation, et un homme qui est la bestialité. Il suffit de voir ces plans sur le corps de Colin Farrell qui donne chair à cet aspect bestial. L'éducation ultra-religieuse des jeunes filles n'y changera rien : l'une d'elle s'éclipse même lors de la sacro-sainte lecture des Écritures pour aller embrasser le diable tentateur.
C'est là que l'on voit un changement dans le traitement de la lumière. La douce lumière ambrée et chaleureuse qui faisait du pensionnat un petit cocon douillet et préservé, devient une sorte de voile brumeux. Le contraste entre lumière et obscurité se perd. Les barrières se sont effondrées et donnent une grisaille morale.
Au fil du film, le pensionnat prend de plus en plus des allures de prison. Les cadres enferment les personnages entre les colonnes du porche ou dans l'encadrement des portes ou fenêtres. Le soldat, lui, est dans la nature. Il représente la liberté, ne respecte aucun code, jouant les filles les unes contre les autres avec cynisme.
Ce sera là un des enjeux du film, également. Le soldat contre les filles, et surtout la capacité des pensionnaires à faire bloc, à agir ensemble. Ensemble elles veulent garder le soldat et le protéger. Ensemble elles veulent le séduire et se font belles pour l'accueillir à leur table. Ensemble elles ont peur lorsqu'il pique sa colère. Et c'est ensemble qu'elles cherchent à « résoudre le problème ». Détail caractéristique : lorsque l'une des filles cède au soldat, son visage est plongé dans l'ombre. Ce qui importe, c'est le caractère corrupteur du soldat, et pas l'identité de celle qui y succombe.
Bref, oui, Les Proies est un film esthétiquement superbe, mais c'est très loin d'être de l'esthétique vide. Les images participent pleinement au film. Sofia Coppola sait employer tous les moyens offerts par le cinéma pour faire le film qu'elle veut. On pourrait éventuellement lui reprocher le choix de son acteur principal. Le reste donne un grand film.


[8,5/10]

SanFelice
8
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le 6 oct. 2017

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SanFelice

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