Instant confession : je voue une admiration irrationnelle et sans bornes au roman culte de Steinbeck, Les Raisins de la colère. À mon sens le plus important chef-d’œuvre qu’ait pu produire son auteur et sans doute LA lecture incontournable de la littérature américaine par excellence – en sachant que je me réserve À l'est d'Éden pour les torrides journées du mois d’août à venir. Dans le même temps, je ne peux qu’avouer être un fervent fanatique de John Ford et de ses films, qui continuent encore à me submerger au gré de multiples et fréquents visionnages. Nul doute que l’association des deux ne pouvait que me satisfaire et dans cette optique, l’idée de voir Henry Fonda occuper le rôle principal fait un peu figure de cerise sur le gâteau.


Bien que l’on prête un talent indéniable à Ford pour filmer des westerns de génie (doux euphémisme), il ne faut pas oublier que ces derniers occupent une place infiniment plus modeste que l’on ne le pense au sein de sa filmographie gargantuesque. Ainsi la partie dite « sociale » de son œuvre est souvent négligée voire inconnue du public, et on ne peut que le regretter étant donné l’habilité du cinéaste pour filmer « ceux qui ne sont rien » (Manu si tu m’entends) et leurs préoccupations ; plus communément les gens simples, les travailleurs manuels et dans le cas présent, les délaissés du système ou encore ceux qui en sont victimes. De fait, rien d’illogique à le voir porter sur grand écran le dernier grand récit littéraire vecteur de ces différentes problématiques, encore frais dans les esprits car publié il y a moins d’un an et qui, en plus de cela, a eu le droit à tous les honneurs en étant récompensé par le prestigieux prix Pulitzer. Le matériau de départ est incontestablement d’une énorme qualité et on ne peut qu’imaginer la pression avec laquelle le réalisateur l’adapta. Deux oscars et un immense succès au box-office plus tard, nous pouvons dire que le pari est réussi. Il y a souvent divergence entre les partisans des deux versions pour savoir laquelle prendrait le dessus sur l’autre, ce qui est un faux débat selon moi car celles-ci se complètent merveilleusement bien. Certes, j’ai une nette préférence pour le livre d’origine et sa rare puissance émotionnelle que lui confèrent ses innombrables atouts littéraires, mais le film apporte une vision assez unique permise par l’enthousiasme et l’empathie qu’éprouve Ford vis-à-vis de ses congénères et le fait qu’il soit en parfaite harmonie avec le sujet ; qui se présente comme le terreau idéal dans lequel il peut exploiter ses thèmes de prédilection.


Les années 30, la Grande Dépression et ses conséquences, la crise. Les Joad, famille nombreuse de paysans miséreux habitant l’Oklahoma, se retrouvent du jour au lendemain chassés de leur terre par des banquiers sans scrupules. Leurs biens confisqués, ils sont dans l’obligation de parcourir les routes américaines pour espérer trouver un travail qui leur permettrait de survivre en cette période de fort marasme économique. Par chance, un mystérieux prospectus indiquant que l’on recherche des cueilleurs d’oranges par milliers parvient jusqu’à eux. Problème, le job désiré est en Californie : il serait donc nécessaire de traverser la moitié du pays pour attendre cet État. Cette contrainte ne va nullement décourager nos braves fermiers, qui ont toutes les raisons de voir en ce territoire une sorte de « Terre Promise » des temps modernes ; rappelant ainsi à quel point une certaine dimension religieuse est présente dans le récit, sans forcément qu’elle ne soit envahissante ou « partisante ».


Les déchirants adieux à la terre natale effectués et l’installation de tout ce beau monde dans le vieux tacot familial délabré terminée, le périlleux trajet peut enfin démarrer…


Avant même de parler du fond, évoquons la forme. Visuellement, le film est d’une beauté formelle : les cadrages sont parfaits et la photographie en noir et blanc splendide, avec une alternance des couleurs parfaitement maîtrisée. Surtout, ce dernier est novateur dans le sens où on le présente souvent comme un des premiers grands road movies de l’histoire du cinéma, genre pour lequel j’ai une profonde affection du fait de l’invitation au voyage perpétuelle qu’il représente. À ce titre aucun cinéaste ne peut prétendre filmer aussi bien que Ford les paysages américains selon moi, et cela se confirme de nouveau ici ; en témoigne la magnifique séquence relative à l’arrivée de la famille en Californie. Pour ceux qui ne sont toujours pas convaincus par cette affirmation, le visionnage de quelques extraits (ou en entier si possible, ne boudons pas notre plaisir) de La Prisonnière du Désert devrait suffir à vous faire changer d’avis. Par ailleurs, la façon dont le réalisateur se sert des éléments naturels – une nuit inquiétante, un vent violent ou des décors menaçants – pour sublimer certaines scènes et servir son propos est assez remarquable.


Réussir à décrire la misère sous toutes ses formes sans tomber dans un excès criant de misérabilisme ou de maniérisme, telle est la grande force du film. Cette dernière s’exprime à travers une mise en scène exemplaire et des acteurs touchants qui témoignent de toute la finesse avec laquelle le réalisateur traite son sujet. Même dans la désillusion et l’incertitude la plus totale, l’espoir est de mise : de fait, rien d’illogique à voir des enfants s’émerveiller devant des installations sanitaires toutes récentes ou montrer un certain enthousiasme à l’idée de quitter leur terre natale pour un voyage vers l’inconnu. Cet optimisme constant et cette volonté intrépide d’aller de l’avant trouvent leur source dans la cellule familiale même. Unie et soudée, celle-ci va devoir faire face à de rudes épreuves qui vont menacer sa cohésion. En ce sens, la figure de Ma Joad est admirable. Inébranlable pilier de la famille, elle va se tuer à la tâche pour trouver de quoi faire vivre les siens de manière à peu près décente tout en s’évertuant d’aider un minimum ses camarades de misère soumis aux mêmes problématiques et préoccupations et ce, en dépit du fait qu’ils n’aient aucune goutte de sang en commun. Dans un monde déshumanisé et austère où les nécessiteux sont traités comme des pestiférés, elle incarne à merveille les valeurs humanistes méprisées par les plus aisés. Beaucoup moins rationnel que sa mère et pétri d’un sens de l’idéalisme plus que subversif au regard du contexte global, Tom Joad se veut annonciateur des importantes luttes sociales à venir au cours du siècle. Plein de justesse dans son interprétation, Henry Fonda apporte une dimension émouvante au personnage et contribue à en faire un être à la fois déterminé, profond et surtout tragique car en perpétuelle lutte contre son destin. Sûrement un de ses plus grands rôles. Jim Casy, ancien pasteur détourné de sa foi et dernier protagoniste de ce trio inoubliable, pourrait être assimilé quant à lui à un Prophète des temps modernes, représenté sous les traits d’un martyr prêt à mourir pour ce qu’il considère être une cause juste. Sans doute le plus lucide de toute la bande dans sa vision de la société, il passe pour un guide spirituel et moral essentiel aux yeux de Tom. Légèrement éclipsés par les acteurs phares, les autres membres du casting livrent également une prestation de haute qualité ; à ce titre, on ne peut qu’être ému par l’authenticité et la franchise dont fait preuve le grand-père tout au long de ses apparitions. Enfin, louons l’excellence des dialogues qui donnent toute crédibilité au « patois » – ou du moins le franc-parler typiquement rural – avec lequel communiquent les personnages.


Injuste et révoltante mais aussi optimiste, chaleureuse et animée d’une rage de vivre indescriptible, Les Raisins de la colère passe pour une œuvre bipolaire. Certes, il est fort probable que Ford se soit un peu arrangé avec la réalité historique pour maintenir une certaine cohérence dans son propos (la crise économique de 1929 n’a pas épargnée la société urbaine, et il est amusant de voir que cette dernière soit constamment opposée au monde du rural profond à l’écran), mais l’essentiel n’est pas là. Près de 80 ans après sa sortie, le film n’a rien perdu de sa puissance et se veut même visionnaire sur certaines thématiques qui sont, hélas, toujours d’actualité. Oublions ou du moins, mettons de côté temporairement la portée politique du long-métrage pour célébrer ce qu’il est avant tout : une ode poignante à la solidarité et la fraternité humaine, cristallisée dans le dernier monologue sublime de Henry Fonda.

Lokles
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 4 août 2019

Critique lue 735 fois

9 j'aime

9 commentaires

Lokles

Écrit par

Critique lue 735 fois

9
9

D'autres avis sur Les Raisins de la colère

Les Raisins de la colère
Docteur_Jivago
10

"Le gouvernement s'intéresse plus aux morts qu'aux vivants"

C'est en 1940 que John Ford décide de mettre en scène la grande dépression américaine faisant suite à la crise de 1929 via l'œuvre de John Steinbeck sortie un an auparavant. Il met en scène la...

le 18 avr. 2016

67 j'aime

6

Les Raisins de la colère
guyness
8

Les raisons de la galère

Ce qu'il y a de parfait dans les raisins de la colère, c'est cette absence de personnification du mal. Ce dernier est diffus, protéiforme, omniprésent: c'est la crise, l'absence de filet de...

le 16 sept. 2011

63 j'aime

5

Les Raisins de la colère
SanFelice
10

Errance dans la poussière

Qu'est-ce qui fait de John Ford un des plus grands cinéastes de l'histoire ? Parce que dans ses films, il n'y a pas une image en trop. Tout ce qu'on y voit y est résolument indispensable. Parce que...

le 18 sept. 2011

61 j'aime

1

Du même critique

1492 : Christophe Colomb
Lokles
5

Conquest of Paradise

« Inconstante », tel est le mot qui pourrait décrire au mieux la carrière de Ridley Scott ; capable d’éclairs de génie faisant date (Alien, Blade Runner et dans une moindre mesure Gladiator) que l’on...

le 6 juil. 2019

1 j'aime

Les Oiseaux
Lokles
9

Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur

Dans l’immense et excellente filmographie de Alfred Hitchcock, je garde une importante affection – difficilement justifiable au regard de critères objectifs – pour Les Oiseaux, dont le style tranche...

le 20 juil. 2019

1 j'aime

Indiana Jones et le Temple maudit
Lokles
6

Fédora et bottes de cuir

Revoir la trilogie Indiana Jones dans son entièreté – le dernier n’ayant jamais existé – et à la suite fut l’occasion de constater que mon regard n’avait pas changé quant à la qualité des différents...

le 3 juin 2019