J'avoue je me suis pas foulé pour le titre.


Critique qui vient d'un devoir pour mes études, donc si je fais référence à d'autres oeuvres, c'est normal. Et je vais évidemment spoiler le film...


« Le domaine de la liberté commence là où s’arrête le travail déterminé par la nécessité ».
Karl Marx.


« Les Temps Modernes », dans sa traduction française, est un film réalisé par Charles Spencer Chaplin (« The Dictator », « The Kid », « City Lights »,… ), sorti en 1936 et qui met en scène, notamment, Paulette Goddard et Charlie Chaplin lui-même. Il s’agit également du dernier film muet (majoritairement, mais nous y reviendrons) de ce dernier. Ce long-métrage fait partie des plus intéressants, des plus réussis et des plus appréciés, en général, des films de Chaplin. Et pour cause, le film est divertissant, il respecte son cahier des charges en étant une très bonne comédie et en racontant une histoire captivante. Mais c’est aussi et surtout, et c’est pour cela que l’on en parle aujourd’hui encore, un film qui sait mettre en lumière les problèmes d’une société défaillante au travers de nombreux thèmes.


Commençons notre étude sur le thème le plus évident du métrage : celui du danger de la déshumanisation causé par le travail à l’usine. Tout d’abord, et cela se voit dès le début, le film de Chaplin porte, et surtout, critique le Fordisme et le Taylorisme (des théories qui visent à améliorer la productivité avec de nouvelles organisations de travail) et donc par conséquent le travail à la chaîne. Travail qui finit par aliéner les travailleurs. Nous pouvons le constater lorsque Charlot se met à travailler dans le vide : il n’a appris qu’à serrer des boulons et il en devient fou : il ne peut plus exercer la moindre activité sans devoir effectuer son travail, son seul travail. Un autre exemple : lorsque notre personnage finit par entrer dans la machine : il se fait littéralement aspirer, absorber par cette machine et ne se rend même plus compte de l’endroit dans lequel il se trouve, de son existence, de son humanité. Il ne fait plus qu’un avec l’engrenage. C’est l’usine qui contrôle les employés, c’est elle qui a le dessus. Et nous pouvons le voir dès les premiers plans : les petits travailleurs, se font avaler par ces immenses bâtiments. Nous pouvons également remarquer une importante contre-plongée rendant compte de la petitesse des travailleurs, de leur manque d’importance, contrairement aux machines. Machines, qui par la suite, seront au premier plan, comme pour montrer leur grandeur, comparée aux êtres humains. La critique vient aussi du fait que les machines seront également largement plus imposantes et placées au-dessus des ouvriers. Nous venons d’évoquer les termes « d’êtres humains », mais, selon Chaplin, il n’en est rien, comme le prouve, l’un des tout premiers plans du film : un plan bien connu où il compare, à l’aide d’un fondu enchaîné, les prolétaires en quête de travail, à des moutons. Des moutons qui ne font que suivre les ordres, sans aucune réflexion : le fait de pouvoir travailler passe avant tout et ils accourent, tête baissée, appâter par le maigre salaire qu’on leur proposera. Et évidemment, ces moutons sont représentés en forte contre-plongée. Ils n’ont aucun contrôle sur la situation. Le montage crée du sens : on appelle cela le montage sémantique. Voici ce que dit Charles Chaplin à ce sujet :


“Unemployment is the vital question . . . Machinery should benefit mankind. It should not spell tragedy and throw it out of work.”


L’Homme ne doit pas se faire remplacer par la machine et il ne peut pas se faire remplacer, en témoigne ce moment mettant en scène une nouvelle invention : l’auto-mangeur. Chaplin réussit à rendre ce passage comique, mais son véritable but est de faire ouvrir les yeux, faire prendre conscience, en pointant du doigt ce qui ne va pas pour éviter de se retrouver dans ce genre de situation, dégradante pour l’Homme. En effet, notre personnage finira à l’hôpital après avoir saccager l’usine, souffrant d’une dépression nerveuse.


Nous pouvons trouver, ci-contre, un tableau de Fernand Léger, nommé « Les constructeurs » et affiché en 1950. C’est un tableau où les lignes des poutres, des cordes et des échelles délimitent le cadre. Ces lignes servent aussi de repères au spectateur qui va être dirigé par ces poutres. Les couleurs primaires Bleu, Rouge et Jaune sont utilisés en aplat, sans mélange. L’artiste nous dépeint des ouvriers au travail : quatre au premier plan, soulevant une poutre, un autre, au centre les regarde, les pieds dans le vide et un dernier sur une poutre, déplaçant une échelle.
Au premier regard, le tableau peut être compris comme étant une ode au travail des ouvriers, loin de l’aliénation du travail à la chaîne. Fernand Léger a même dit :


« Leurs mains ressemblent à leurs outils – leurs outils à des mains »


Mais, si on va plus loin dans la réflexion, le tableau peut également être compris d’une toute autre façon. En effet, et c’est pour cela que nous avons choisi ce tableau, les installations ont une place bien plus importante que celle des êtres humains, à l’instar du film de Chaplin. De plus, lorsque l’on s’attarde sur les visages de ces ouvriers, nous pouvons constater qu’ils n’expriment aucune émotion. Ils font leur travail et c’est tout : pas le moindre signe d’épuisement ou de bonheur, aucun signe qui pourraient faire d’eux des êtres humains. Aussi, de par leurs vêtements ainsi que de leur ossature, ces travailleurs semblent se confondre, voire même se perdre dans ce décor métallique si oppressant.


Nous pouvons même reprendre la citation de Fernand Léger : plus aucune distinction n’est faite entre la main d’un ouvrier et son outil. Il fait partie de lui, preuve d’une déshumanisation, à l’instar de Charlot qui serre des boulons dans le vide. Enfin, si nous avons retenu cette œuvre pour cette étude, c’est grâce à ses similitudes avec le film de Chaplin : en effet, nous retrouvons dans ce tableau cette absurdité, ce surréalisme apporté par cette installation : la structure est monumentale, les cordes et échelles semblent pendre dans le vide et même l’agencement globale de l’installation semble illogique avec des poutres qui se promènent dans toutes les directions…


« Les hommes sont petits, comme perdus dans un ensemble rigide, dur,et hostile. »
Fernand Léger.


Heureusement, Charlot va pouvoir sortir de ce système. Système dans lequel il n’était pas à l’aise, à l’instar de Chaplin qui n’est pas à l’aise avec le système dit du nouveau cinéma : le cinéma parlant. Alors, il ne va pas faire comme tout le monde et va continuer le muet : il est le mouton noir du début du film, celui qui ne va pas faire comme les autres. Il va même critiquer ce cinéma parlant, puisque la seule voix que l’on entend au début du film, est celle du patron qui donne des ordres à travers un écran géant. Une voix robotique sans une once d’humanité. Mais, nous pouvons également entendre une autre voix et ce n’est autre que celle de Chaplin en personne. En effet, il va user de sa voix, pour chanter. C’est-à-dire qu’il fait tout pour ne pas devoir parler. Chaplin va même plus loin, en posant sa voix sur une chanson qui n’a aucun sens en mélangeant plusieurs langues, contrairement aux chanteurs précédents. Et à ce moment du film, lorsque Charlot improvise, le public est conquis et semble le comprendre, alors à quoi bon parler correctement ? Ce sentiment est donc transmis à Charlot qui ne se sent pas à l’aise dans cette industrie mécanique, comme le montrent ses nombreuses chutes. Alors qu’il est parfaitement à l’aise sur des rollers, les yeux bandés, à deux doigts de tomber dans le vide. Cela rejoint bien l’idée que Chaplin use de son corps pour faire passer des messages et des émotions. Chaplin et Charlot ne sont pas comme les autres, l’un ne voulant pas d’un cinéma parlant et l’autre, ne voulant pas d’une vie passée dans une usine, ne cherchant même plus à avoir un emploi stable, tant arraché à cette époque…


« For years I have specialized in one type of comedy - strictly pantomime. I have measured it, gauged it, studied. I have been able to establish exact principles to govern its reactions on audiences. It has a certain pace and tempo. Dialogue, to my way of thinking, always slows action, because action must wait upon words. »


En effet, notre dernière partie, va porter sur cette période qu’est La Grande Dépression ainsi que sur tous les problèmes qui en résultent. La date de sortie du film, 1936, n’est pas anodine, puisque la crise économique s’étend du krach boursier de 1929, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Chaplin réussit à retranscrire cette sombre période des Etats-Unis.


Commençons par la lutte des classes, qui fait évidemment partie des conséquences de la Grande Dépression. Dans ce film, si les pauvres n’ont pratiquement rien, les riches, quant à eux, vivent dans l’opulence et dans le luxe sans jamais souffrir d’un manque particulier. Nous pouvons observer cela lorsque Charlot devient gardien d’un centre commercial. La nuit, avec sa compagne, ils vont pouvoir vivre comme les riches, en mangeant à leur faim, en s’amusant et en dormant convenablement. Ils ne manquent de rien. Mais, ils ne sont pas à leur place, en témoigne les événements du lendemain, où ils se font chassés par ces mêmes riches à qui ils ont voulu ressembler le temps d’une nuit. Nous pouvons également prendre l’exemple de l’usine où les prolétaires travaillent pendant que le patron les observe en faisant un puzzle, assis sur sa chaise.


Nous pouvons trouver ci-joint, une gravure de Georges Cruikshank, paru en 1847 et nommé « Tremendous Sacrifice ». Cette œuvre, nous montre des couturières devant se jeter dans un entonnoir pour se transformer en vêtements et en argents qui seront vendus aux plus riches. Les pauvres se donnent littéralement corps et âmes à leur travail, pour des riches. On remarque que celui qui tourne la manivelle, le propriétaire de l’usine a une tête de démon. Cette œuvre est représentative de la lutte des classes et fait évidemment penser au film de Chaplin avec ce patron exploitant ses employés.


De la Grande Dépression en découle forcément la pauvreté des habitants, qui est un thème majeur de Chaplin et qui lui est cher, puisqu’il a connu et vécu une pauvreté extrême, il sait de quoi il parle et encore une fois, use de l’humour pour pointer du doigt ce qui ne va pas dans cette société. La pauvreté est matérialisé, dans ce film avec une vieille maison en ruine qui va servir au jeune couple de logement. Le fait que Charlot se prenne la poutre à plusieurs moments du film est une forme d’humour, mais cela n’est pas gratuit et sert son propos. Nous pouvons trouver ci-joint, une photographie de Dorothea Lange, célèbre photographe, s’étant faite connaître en capturant les conséquences de la Grande Dépression. La maison que nous pouvons apercevoir a pu servir d’inspiration à Chaplin pour la maison du film...


Une seule échappatoire à cette pauvreté : le rêve. Le rêve d’une maison spacieuse, qui va servir de motivation pour notre personnage. Il va même dire à sa compagne :


«I’ll do it ! We’ll get a home, even if I have to work for it !»


Nous voyons bien, grâce à cette phrase que le travail est une obligation, il doit travailler, sinon il n’est rien, sinon il n’a rien. Il est obligé de travailler pour pouvoir espérer s’offrir une maison, il est obligé de travailler pour manger…


En effet, la faim fait partie des thèmes abordés par Chaplin et est une conséquence de la Grande Dépression. Et la faim est également un thème majeur du réalisateur : nous pouvons prendre l’exemple de cette scène dans « The Gold Rush », où lui et son acolyte sont forcés de manger la semelle de leurs chaussures pour survivre. Et il en va de même dans ce film, où nos personnages souffrent de famine et une nouvelle fois, il va s’imaginer vivre dans cette maison où il ne souffrirait plus jamais de famine. Mais, dans la réalité nos personnages meurent de faim et doivent voler pour y remédier. Nous pouvons citer ce carton du film, lorsque Charlot se fait braquer pendant qu’il est de garde dans un centre commercial :


« We ain’t burglars ! We’re Hungry ! »


Ces hommes ne sont pas nés mauvais, mais c’est la société et leur condition de vie qui les ont poussés à être dans l’illégalité. Et tout comme Charlot, ces hommes espèrent un changement…


« L’espoir fait vivre, mais ceux qui vivent d’espoir meurent de faim »
Arsenik


Notre personnage a soif de liberté. Il en rêve même. Lui, n’en peut plus de travailler dans cette cage qu’est l’usine, où il est observé en permanence par son patron et où sa vie ne dépend et n’est rythmée que par l’horloge. Horloge qui, d’ailleurs, compose le premier plan du film. Et paradoxalement, cette liberté, ou du moins, ce semblant de liberté, il va la trouver en prison. Un endroit où il est sûr de pouvoir dormir sous un toit et manger. Il ne veut même plus s’en aller, veut y rester et même y retourner. Il va également libérer des policiers et les aider en arrêtant une évasion. Mais, plus tard, il va alimenter son espoir, grâce au personnage de Paulette Goddard. Il va planifier sa vie avec elle, rêver avec elle et même tout abandonner, y compris un emploi stable pour s’en aller avec elle. Non, lui préfère partir loin de cet endroit, préfère voyager vers l’inconnu en quête d’un monde meilleur, en compagnie, et ce pour la première fois dans un Chaplin, d’une femme. Et c’est aussi la dernière fois que l’on verra Charlot. Chaplin fait ses adieux à son personnage, le laissant s’en aller, heureux…


Nous pouvons mettre en relation le plan de fin du film avec une nouvelle photo de Dorothea Lange, montrant une famille sans abris, qui marche vers l’inconnu tout comme nos deux personnages. Nous pouvons remarquer un point de fuite, qui pourrait symboliser la difficulté du voyage. Mais c’est un voyage nourrit d’espoir qui pourrait changer leur vie. Ce dernier plan est un message d’espoir où il pousse et incite les gens à ne jamais abandonner…


”The only two live spirits in a world of automatons. We are children with no sense of responsibility, whereas the rest of humanity is weighed down with duty. We are spiritually free”


Au terme de notre étude, nous avons vu et évoqué les grands thèmes du film que sont la déshumanisation du fait du travail à la chaîne, ainsi que les conséquences sur le prolétariat de la Grande Dépression. Pour conclure, plusieurs ouvertures s’offrent à nous. Le plus évident semble être le film de John Ford, inspiré du roman de John Steinbeck. Mais, nous avons un autre film : « Nomadland », de Chloé Zhao qui semble être un «Les Raisins de la Colère» des temps modernes. Mais, ce film pourrait également être la suite spirituelle de « Modern Times ». En effet, le métrage raconte l’histoire de Fern, qui a tout perdu, au niveau de la société et qui décide de s’en aller, à bord de sa caravane dans le désert pour vivre une autre vie dans la nature en devenant tout simplement libre.


Nous pouvons également citer le groupe IAM et son morceau « Les Raisons de la Colère » où le refrain fait directement écho aux événements du film, puisqu’il décrit la misère et la pauvreté des travailleurs dans un système injuste. Evidemment, le titre fait référence à la célèbre œuvre : « Les Raisins de la Colère »


« Quand on se tue à la tâche, pour rien dans la récolte
Normal que les vents portent la révolte
Que la terre où l'on marche est labourée par des molaires
Comprenez vous au moins les raisons de la colère? »


Ou encore, l’auteur Emile Zola qui écrivait déjà cela en 1885 dans « Germinal » où il décrivait le quotidien des mineurs, leur faim, ainsi que leur pauvreté, exténués par leur travail, pour un salaire bien trop maigre. De plus, tout comme, les ouvriers de notre film, les personnages du roman dépendent des plus riches pour vivre. Nous pouvons donc, nous permettre de citer une des phrases du livre, qui transmet le même message d’espoir que la fin du film de Chaplin :


« Rien n'est jamais fini, il suffit d'un peu de bonheur pour que tout recommence. »

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le 21 nov. 2021

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