Madame Fang
7.3
Madame Fang

Documentaire de Wáng Bīng (2017)

Je m'engage dans cette critique avec ignorance : c'est, je crois, mon tout premier film chinois (mais non d'extrême-orient), et mon premier Wang Bing (chaudement recommandé par une amie).


Je vous fais un mea culpa. Je ne sais rien de Wang Bing. Je ne sais rien de la Chine, de ses mœurs, de la complexité de son héritage, de sa politique et de sa culture, exceptés les lieux communs de quelques médias et de mon éducation. Mieux encore : je ne savais pas si le film était un documentaire ou une fiction; j'avais lu le synopsis en diagonale, je ne voulais rien savoir, j'avais confiance; je suis entré, naïf et solitaire, dans la petite salle d'arts et essai de l'American Cosmograph avec trois spectateurs isolés. Drôle d'ambiance.


Madame Fang, à mon sens, s'ajoute à cette longue liste de films qui invitent le spectateur à puiser ailleurs. Je m'explique. Aucune attente n'est comblée. On nous pousserait presque à progresser sur nos capacités, nos modalités de perception. C'est nous, parfois plus que le film, qui déduisons : le film constate, serein, impassible. Il choisit précisément ses points de vue et ne s'embarrasse d'aucun détour, d'aucun développement "croustillant" qui procurerait du plaisir, voire du divertissement. À quelques détails près, c'est un bloc uni en deux parties :
1. Été 2016, Madame Fang agonise, sa famille observe. 2. Ils vivent de la pêche.
Un point c'est tout. Démerdez-vous.


Bien sûr, on a de quoi bosser. Des éléments de contexte intéressants : une maison étroite laissée à la merci de la canicule, les descendants et parents de Madame Fang nommés les uns après les autres comme une généalogie qui ressemble à autant de doigts pointés, l'occupation principale de la famille, la pêche, qui donne sans doute au film ses séquences les plus intéressantes - avec une mortification de l'écosystème pudiquement évoquée. Les smartphones et le maquillage de la fille déguisent mal une misère latente parmi les Fang, ou, au contraire, dénoncent l'isolement et la dureté de vie connus par la mère avant son agonie.


Le travail du spectateur s'accroît au fur et à mesure que le film avance. On dirait que Wang Bing joue de la stagnation de son récit pour nous pousser à bout. De simples spectateurs nous devenons enquêteurs, presque même sociologues ou ethnologues improvisés. À nous de tirer les conclusions de ces plans terribles, bruts voire cliniques du visage en gros plan d'une femme dont on ne sait même pas si elle a conscience d'être filmée, entourée, ou vivante. Ou de tout le reste. À nous de tirer des conclusions de tout le reste.


En fait, je reproche à ce beau film, à la fois fois très épuré et complexe, de ne m'avoir jamais accompagné dans une voie, et laissé face à la vie et à la mort comme impuissant. Je n'ai eu droit à aucun égard - ce qui, en soi, est très intéressant, mais la démarche, sur 1h20, avec ce traitement, me laisse un peu dubitatif. Je ne vais pas nécessairement en salles pour être accompagné comme un enfant, diverti, câliné ou rassuré. J'essaye, bien sûr, de me laisser surprendre et emporter par des propositions exigeantes. Mais cet extrême naturalisme cache trop ses problématiques et ses axes (s'il y en a). Le point de vue est à imaginer. Le rythme ne se renouvelle pas. J'ai passé une heure et quart à bosser un sujet sur lequel je n'ai aucune accroche, et, logiquement, je décroche. C'est ennuyeux de n'y rien comprendre : ni pourquoi il raconte cette histoire, ni pourquoi il n'intervient jamais, sinon pour donner les noms précis de certains individus (dont il est vraiment difficile de se souvenir), ni pourquoi il nous expose cette pauvre femme de cette façon. Du coup : on s'ennuie. Et ferme.


Pour aller plus loin, dans une proposition comme Amour de Michael Haneke, le scénario dense et la progression des relations donnent un cadre dramatique très riche à la situation (certes fictionnelle, mais quasi-documentaire). Dans Braghino de Clément Cogitore, documentaire contemplatif sorti cet année lui, lui aussi à la frontière de la fiction, où la famille, la nature et l'isolement trouvent leur importance, la tension des espaces et des caractères - en plus d'un cadre riche en conflits - rendait l'ensemble digeste et non moins exigeant. Je n'avais pas le sentiment de devoir analyser en permanence, voire écrire des bouts de storyboard pour comprendre, ou me sentir concerné par ces films - et ils n'en restaient pas moins lacunaires. Evidemment, je ne cherche pas à créer des canons ou de l'exemplarité. Je réfléchis à des appuis pour rebondir après un film qui, et Libération le dit très bien, "cherche à affronter ses propres limites en regardant la mort en face", mais cet affrontement, s'il peut devenir passionnant, ne se suffit jamais intrinsèquement.


Devant Madame Fang, je n'ai pas les qualifications. Je suis sûr que c'est un film important à sa façon, et un réalisateur essentiel (surtout en Chine), or, je ne me vois pas du tout recommander l'expérience. Sauf à qui peut dignement y prétendre. (Je ne sais même pas de qui il peut s'agir. Quelqu'un ayant voyagé ou vécu en Chine ? Quelqu'un qui étudie la Chine ? Qui se questionne sur la famille et la mort ? Même là, je ne trouve pas le point de vue franchement intéressant.) Il donne juste envie de dire aux plus curieux de foncer se faire son propre avis.


Madame Fang ressemble à un épisode de Strip-Tease chiadé mais interminable (incomparable à Ni juge ni soumise). Cette complaisance dans le naturalisme, je trouve ça un peu dommage.

Aloysius
5
Écrit par

Créée

le 25 juin 2018

Critique lue 319 fois

Aloysius

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