Comme une pièce de soie de confection délicate que l’on agiterait au-dessus d’un feu et qui partiellement se consumerait, détachant un à un les assemblages de fils délicats de l’ouvrage, Mademoiselle cultive, durant 2h30 des plus magistrales, une délicatesse, une subtilité grandiloquente et romantique auxquelles viennent se confronter, sans choc aucun mais au contraire de façon très insidieuse, la perversion de l’homme en tant que détenteur de testicules dans un monde de femmes opprimées, asservies, seules réceptacles d’une sensibilité et d’une humanité balbutiante, mêlée à une délicatesse sans égal autant dans la composition des plans que dans la douceur appliquée à la façon de filmer les héroïnes.
On oscille ici entre l’humour, la romance ou plutôt l’érotisme (la première – et une bonne partie de la deuxième – partie est bercée par une subtile tension sexuelle tendant ses fils entre le Comte, la Comtesse et la Servante) ainsi que le rythme haletant d’un thriller donnant à une action pourtant majoritairement anodine la monumentalité qui lui convient. L’ennui de la Comtesse, n’ayant jamais vu autre chose que l’intérieur de la Cage Dorée dans laquelle elle fut emprisonnée enfant, portant le fardeau des femmes qui la précédèrent, est lui-même d’un délice absolu dans la confection de sa vanité qui la protège et cache, sous couvert de passer pour une délicate majesté, sa grande force et sa stratégie. Chaque plan intégrant son personnage, dans la première partie, est composé et filmé de telle façon que le trouble et la fascination se jette en nous, comme si nous étions cette servante, nouvelle venue et pion du jeu dans lequel elle s’est placée, soumise à ces émotions vives et incompréhensibles avec lesquelles Wook jouera dans les chapitres suivants. Car c’est bien ce qu’il y a de plus incroyable dans cet énième chef-d’œuvre de 2016 : le réalisateur réussit le tour de force que beaucoup entreprirent cette année de nous arracher à la place de spectateurs à laquelle on était habituée, pour nous intégrer directement dans la diégèse et dans un jeu dans lequel nous sommes tour à tour participants, pions et cases du plateau. C'est, avec mon bagage de connaissances en cinéma bien maigrichon, un bien grand cru de cinéma "pur" que cette année 2016 nous servi, des vins au robes et à l'agressivité bien différentes : nombreux sont les réalisateurs a avoir saisi toute la capacité éminemment moderne (dont beaucoup d'autres s'étaient emparés) du cinéma en tant qu'expérience, retournement intestinal et machination spectatorielle qui est sans doute le seul art à pouvoir avec tant de brio retourner notre intellect en retournant ses intrigues, sa composition, sa mise en scène.
Mais bordel : comment Park Chan Wook réussit-il la cuisson de cette immense galette retournée dans tous les sens sans la brûler ou la trouer ?
La facture même de l’œuvre est dotée d’une poésie entre merveille classique et moderne subversif. Chaque plan s'apparente à une boîte fourmillante de bijoux que l’on ouvre avec le souffle entrecoupé : ils exhalent un embrun de bois d’acajou d’un artefact d'un art japonais élevé et traditionnel, confectionnée selon une extrême délicatesse dont se moque parfois le réalisateur (la taxant d’hypocrisie, dixit : nous sommes tous des bêtes qui nous parfumons après s’être roulés dans la boue).
Mais cette beauté n’est que machination parallèle à celle mise en place par
le comte et la comtesse.
Tout est utilitaire, tout fait sens, mais surtout tout est d’une telle beauté et d’un romantisme de plus en plus déconnecté du cinéma coréen et japonais actuel (et surtout de celui de Wook) : tout cela dans le but de démontrer que sous le glacis de notre univers humanisé et civilisé sont violemment réprimées des feux qui, dans un écart à la morale en vigueur, se font passer comme belles et purgatives lorsqu’elles ressortent violemment.
Brodant son tissu selon trois morceaux intrinsèquement liés mais renversant complètement les bases scénaristiques établies au chapitre précédent, Park Chan Wook gère d’une main de maître une mise en scène, un montage et une trame narrative servies par ce concept même d’adoption de foyers de point de vue différents (trois en l’occurrence) qui nous permettent de mieux comprendre la machination et comment elle influe sur les relations entre les personnages, entre les Hommes, ainsi qu’entre les hommes et les femmes. Abyssaux mais non brouillons, les plans et séquences qui s'enchaînent pour mettre progressivement au jour la machination sont allégés, graissés comme des rouages compliqués par un humour subtil et une sensualité dévorante. Mais comment, malgré un tel flot de beauté et de perfection, ne pas être un tant soit peu dérouté par le trop plein de certaine images, quitte à se laisser porter groggy par ce qui peut par quelques rares moments passer pour un brouhaha trop lourd?
Mais tout est pardonnable au démiurge : jeux d'acteurs et beauté de ces derniers, décors, montage, direction de l'image, musique amplifiante et sublime, costumes et thématiques sont incroyablement mélangés au sein d'une mixture sirupeuse, jouissive et obsédante; non sans quelques lourdeurs mais, après tout : l'intellect peut-il avoir une prise totale sur un chef-d'oeuvre?
Cette tentative terriblement réductrice s'apparenterait à dominer une demoiselle.