"Vous savez, je ne crois pas qu'il y ait de bonnes ou de mauvaises situations…"

Période faste de l'Histoire de France, le XVIIIème siècle n'a pas été trop maltraité par le cinéma hexagonal, reconnaissons-le. Depuis les divertissements bon-enfants que sont Cartouche avec son Belmondo des grandes heures, les kitschissimes mais cultissimes Angélique avec la plantureuse Michèle Mercier, Le Bossu versions Jean Marais et Daniel Auteuil, ou encore Chouans, plaisir coupable mais compréhensible pour le Morbihannais que je suis, jusqu'aux fresques acerbes et chargées de commentaires politiques et sociaux telles que Ridicule(meilleur film de Patrice Leconte) ou Que la Fête commence (Tavernier et le trio Noiret-Rochefort-Marielle au sommet de leur art), il semble que chaque décennie a contribué au moins un film réussi et mémorable.


Cela était en tout cas vrai jusqu'au Second Millénaire, car le puit semble s'être un peu tari récemment… entre les remakes catastrophiques de Fanfan la Tulipe et d'Angélique, l'inénarrable Ile au Trésor avec Gérard Jugnot ou la triste pantomime des Visiteurs 3, il n'y a guère que Les Adieux à la Reine de Benoît Jacquot qui sorte un tant soit peu du lot, avec ses qualités – ambiance, esthétique - et ses défauts – répliques inaudibles, ton beaucoup trop sérieux. De façon générale, plus personne ne semblait disposé à faire l'effort d'écrire ou d'adapter des dialogues faisant honneur à la richesse ancienne de notre langue.


Et puis est arrivé, tout en douceur et délicatesse, Mademoiselle de Joncquières d'Emmanuel Mouret. L'adaptation d'une nouvelle relativement obscure de Diderot, l'encyclopédiste ? Par le réalisateur d'Une Autre Vie ? Et avec un casting guère connoté "film en costumes", à savoir Cécile de France, Édouard Baer et Alice Isaaz ? Oui, décidément, je ne l'avais pas vu arriver, cette charmante demoiselle.


Au bout du compte, c'est tant mieux, car j'en ai été quitte pour une jolie surprise ! C'est un film plaisant, une sorte de charmante relique d'un autre âge, qui sait que la beauté ne réside pas seulement dans l'apparence physique mais aussi dans la personnalité, et que cette dernière passe souvent par la parole. J'enfonce une porte ouverte, me dites-vous ? Eh bien, pas tellement, à mon sens.


Pardon, d'abord la prémisse : le marquis des Arcis est un vieux beau séduisant et non dénué d'esprit mais que l'amour conjugal passionne bien moins que le chemin pour y parvenir. Malheureusement pour lui, sa dernière conquête se trouve être Madame de la Pommeraye, aussi belle qu'intelligente, et qui concocte un plan diabolique pour se venger, en jetant entre les pattes du séducteur invétéré la jeune Mademoiselle de Joncquières, pas si pure et virginale que le marquis se plait à le penser…


Une fâcheuse tendance des films sur cette période consiste à vouloir à tout prix recréer la perfection visuelle des plans du Barry Lyndon de Stanley Kubrick – tourné, c'est bien connu, "à la lumières des bougies". Cela est louable en soi, mais n'est pas Kubrick qui veut : chaque image ressemblait certes à un tableau de Gainsborough, tout en restant au service de l'histoire. Dénués d'un script aussi bon, les réalisateurs plus récentes ont une fâcheuse tendance à l'esthétisme aux dépens de l'écriture ; en d'autres termes, trop de style et pas assez de substance. Les Adieux à la Reine pêchait notamment à ce niveau.


Emmanuel Mouret est beaucoup plus humble dans son approche et la photographie beaucoup moins tape-à-l'œil mais guère moins sublime : la caméra joue beaucoup sur la nature (et elle aurait tort de se priver, dans une région aussi belle que le Maine-et-Loire…) tout en lui laissant sa pureté. Pas d'effets de brumes ou de soleils couchants ici, mais une simplicité qui vire presque à l'impressionnisme. Cette anachronie marche pourtant à la perfection, justement en ce qu'elle a d'original et en ce qu'elle permet de susciter l'émotion sans en faire des tonnes ni tomber dans le factice. Ainsi de l'image des deux chaises vides au bord de l'étang, moment fort du film.


Ce genre de décalage, tellement moins in-your-face que par exemple l'emploi de musique moderne dans le Marie-Antoinette de Sofia Coppola, se retrouve également, je l'ai mentionné, au niveau du casting. Cécile de France n'est pas Keira Knightley, Édouard Baer n'est pas Jean Rochefort, Alice Isaaz n'est pas Judith Godrèche. Mais les situations, les dialogues qu'on leur offre sont tellement frais et succulents que ça passe. Alors certes, cela demande un certain temps d'adaptation au début, un bon quart d'heure qui coûte son 10/10 au film, car on voit que tout cela manque de naturel. Mais une fois que nous nous sommes habitués aux "vous vous moquez, marquis" et autres "souffrez que je vous aime, madame" sortant de la bouche d'Isabelle des Poupées russes et d'Otis le scribe d'Astérix Mission Cléopâtre, le plaisir est complet, car les répliques débordent d'élégance et d'esprit. C'est tout de même autre chose que les grommellements inintelligibles de Léa Seydoux !


L'autre point fort de ce trio est leur capital sympathie. Il est impossible de détester madame pour son machiavélisme, de mépriser le marquis pour son narcissisme ou d'être frustré par la passivité de mademoiselle car tous trois sont terriblement sincères et attachants. Le sourire incandescent de la première, la candeur du second et la fragilité de la troisième nous empêchent de choisir un camp.


Au-delà de l'acuité des dialogues et du charme des interprètes, l'écriture est très intelligente et intemporelle, traitant avec pertinence de l'inconstance du cœur et de la ressource de nos vélléités. Je n'ai point, euh, pas lu le livre de Diderot, mais si le script du film lui est fidèle, alors c'est incontestablement la marque d'un brillant écrivain qui mérite d'être connu pour autre chose que son déjà considérable apport au savoir mondial !


Il n'y a pas de mauvais esprit dans Mademoiselle de Joncquières, juste du bon esprit au service de mauvaises causes. À vous de voir pour vous en régaler !

Szalinowski
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le 18 mars 2019

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Szalinowski

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