Manille : Dans les Griffes des Ténèbres et Insiang, deux films très complémentaires sortis à un an d'intervalle, forment un portrait singulier de la capitale philippine en deux temps. Dans le premier volet de ce diptyque, Lino Brocka laissait de côté les bas-fonds boueux des bidonvilles de Manille pour se concentrer sur la trajectoire d'un jeune pêcheur, parti de sa campagne pour retrouver sa petite amie emmenée vaguement de force en ville pour travailler. Au-delà du point d'ancrage fort entre ces deux films à travers la présence de Hilda Koronel, au charme troublant (elle n'apparaîtra ici que de manière fantomatique), et indépendamment de leurs tonalités assez différentes, ils partagent la même immersion en milieu hostile et la même description en détail des environnements, en jouant la carte du réalisme.


C'est un peu la chronique d'un exode rural, dans laquelle Julio se lance à la poursuite de Ligaya, emmenée par une certaine Madame Cruz. Manille revêt sous certains aspects la dimension du conte, avec la quête éperdue de son protagoniste qui s'enfonce et se perd dans les méandres citadins. Avec sa structure très légèrement fragmentée, introduisant des éléments de contexte à l'aide de flashbacks oniriques courts et avant tout axés sur la suggestion, le film tisse progressivement sa toile mélodramatique, sans à-coup. Il cultive une forme d'étrangeté à travers l'irruption de ces images d'enseignes lumineuses qui clignotent dans la nuit et entretient un décalage avec des aspects plus documentaires.


L'arrivée de Julio sur un chantier de construction est à ce titre très bien retranscrite. C'est un travail difficile et dangereux, payé une misère, géré par des promoteurs véreux. Les tâches sont décrites avec minutie par Lino Brocka, il s'attarde longuement sur les différentes occupations dans et autour du chantier, et la solidarité qui se dégage de la cohésion entre les travailleurs n'en devient que plus touchante. Ces moments de complicité et d'entraide seront presque les seuls rayons de soleil dans la tragédie qui entourent les pérégrinations de Julio. Le film offre en outre un parallèle intéressant entre les conditions des travailleurs dans deux registres, celui de la construction et celui de la prostitution masculine.


Manille donne à voir à travers ce parallèle une certaine récurrence dans ces schémas d'exploitation, et même si plusieurs passages s'étirent de manière un peu trop forte dans la deuxième partie, les quelques grandes réussites éparpillées par-ci par-là (les réminiscences du passé heureux de Julio qui se transforment peu à peu en promesses au-delà de la mort, le final glaçant dans un cul-de-sac lugubre après un accès de rage vengeresse) confère à l'ensemble un très grand charme. Les damnés de la terre n'en finissent pas de se pleurer et de s'enterrer les uns les autres.


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Morrinson
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le 21 sept. 2018

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