(avant toute chose, une fois n'est pas coutume, la bande-son de la critique : https://www.youtube.com/watch?v=bJhAOsTsLXI )

Ca fait deux films, déjà, que Cronenberg me laisse perplexe, et que je regrette l'aspect de plus en plus désincarné de son oeuvre : j'aimais chez lui le corps tortueux, l'organique malsain, la chair hybride, la violence brute, l'image entre répulsion et fascination, l'esprit qui se tortille pour s'incarner dans un malaise physique, son exploration des limites entre humain et non-humain, du cérébral et de l'organique.

Ici, le corps manque trop : malgré les brûlures, malgré les drogues, malgré le sexe revanchard, malgré les séances de massages, il est absent, le film n'est que pure cérébralité féroce où les personnages s'escriment tant bien que mal à être plus que des coquilles vides, des fantômes, des répétitions de mythes vidés de sens. J'aurais pourtant aimé qu'on fasse davantage vivre ces corps-objets, ces monstres créés par l'inceste, déformés par l'envie, la folie et l'ambition, ces corps brûlés par le feu, l'alcool, la drogue...

J'entends bien que désincarner ses personnages, les réduire à des clichés (l'actrice en manque de reconnaissance dont les dents et la névrose rayent le parquet ; le pseudo-gourou aux yeux ourlés de khôl ; la star ado dont les treize ans blasés ne savent pas comment vivre ; la pyromane schizophrène qui cherche une rédemption impossible ; l'acteur-scénariste-chauffeur qui espère que sa pseudo-belle-gueule lui vaudra un jour la célébrité...), montre comment le vilain Hollywood est le repère de tous les vices et les névroses, un lieu où s'agitent des pantins avides de gloire et de reconnaissance, privés des repères qui feraient d'eux de potentiels êtres humains.

Je comprends bien que les placer dans un pseudo-canevas de tragédie grecque (à grands coups d'incestes, de tentatives d'assassinat, de meurtres réels, de faux coups de théâtre, d'aveuglement, de destin inéluctable, de répétitions de fils narratifs symboliques, avec des fantômes faisant presque office de choeur révélateur), tout en les amenant à se moquer de leur impossibilité à s'élever au rang de personnages de légendes (l'actrice ne cherche qu'à rejouer le rôle de sa mère morte, une curiosité pour le cinéphile nécrophile ; l'ado est sûr de son rendement financier mais sa vie de soirées arrosées avec d'autres actrices nubiles aux rires de dindes décérébrées ne parvient pas à combler le vide existentiel qui le ronge ; le gourou est conscient que son édifice n'est qu'un fragile château de cartes blanches ; la folle, consciente d'être un élément perturbateur, revendique une rédemption à laquelle on ne parvient jamais à croire), permet de démontrer une fois de plus combien l'usine à rêves pervertit tous ceux qui aspirent à y vivre.

Mais il manque quelque chose : peut-être cela tient-il à la mise en scène trop clinique et au trop grand déséquilibre entre l'intensité des scènes (entre celles de Julianne Moore, qui reproduit ici ad libitum, comme un mythe creux elle-aussi, l'hystérie qu'elle a incarné déjà tant de fois avec brio, et celles de Mia Wasikowska, au jeu bien trop lisse, il y a un effet de montagnes russes qui dessert le propos). Peut-être cela tient-il à l'effet Bret Easton Ellis de la narration : mais là où Ellis parvient à désabuser l'âme et le corps (à grands coups de name dropping, de luxe étalé, de vulgarité... mais aussi en faisant percevoir la désagrégation de corps privés de désir, la douleur du vide et de la vacuité, sous la coquille décadente ; lire en cela le très beau Lunar Park ou, moins fort mais intéressant, Glamorama), Cronenberg me semble ne s'intéresser qu'à ces pauvres âmes vides, mais en les réduisant tellement à des poupées molles qu'on finit par ne plus croire à cette répétition usée de mythes - comme, à mes oreilles, le poème de Paul Eluard (Liberté), a depuis longtemps perdu de sa puissance, à force d'être si souvent récité, répété, usé par des milliers de langues qui l'ont ânonné sans conviction, à l'image des personnages qui en déclament des bribes à tout bout de champ (on le sait que vous n'êtes pas libres, mais prisonniers de votre image, pas la peine d'insister si lourdement !).

Je perçois le cynisme envers le star system, la volonté de dégrader la notion d'icône, l'imaginaire doré d'Hollywood, ses mysticismes creux ("Phony people come to pray / Look at all of them beg to stay..."), son opposition entre blockbusters alimentaires et films d'auteur qui permettent de construire une carrière, sa "route des stars" aux étoiles fanées... Je veux bien comprendre qu'il y ait une certaine alliance entre le fond et la forme, et que pour parler de l'absurde, il est bon de parvenir à le faire ressentir, à travers ces maisons-décors sans âme, ces vêtements de luxe sans intérêt, ces conversations vidées de sens, ce symbolisme grossier (opposition feu/eau, poème qui relie tous les personnages, démultiplication du même fil narratif au sein de la chorale de personnages...) ou ce montage de dialogue en champ/contre champ usé jusqu'à la corde...

... mais ça ne prend pas sur moi : ces pseudo-labdacides hollywoodiens ne m'ont semblé être que les pantins d'une démonstration désincarnée qui manque singulièrement de conviction.

Dommage. Je préfère écouter ceci en boucle (https://www.youtube.com/watch?v=bJhAOsTsLXI (*)), revoir Une étoile est née (la version de Wellmann), Boulevard du Crépuscule ou Mulholland Drive, pour avoir un regard critique, acide et nostalgique à la fois sur cette étrange usine à songes pyrotechniques qui m'alimente au quotidien.

(*) si vous préférez quelque chose de plus énergique, bienvenue chez les Dead Kennedys (<3) : https://www.youtube.com/watch?v=0oCPNMZuWwI ("My job is to help destroy /What's left of your imagination / By feeding you endless doses / Of sugar-coated mindless garbage").
LongJaneSilver
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le 28 mai 2014

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le 28 mai 2014

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